La Grammaire en histoires : Adam part pour Anvers… (1)

17 mars 2016, par Jean-Baptiste Kiya

La Grammaire est une chanson douce d’Erik Orsenna, en Livre de Poche.

Chacun connaît la phrase : « Adam part pour Anvers avec deux cents sous sûr », qui se décompose entièrement en préposition : « à, dans, par, pour, en, vers, avec, de, sans, sous, sur… » Cette liste, dite mnémotechnique, c’est-à-dire destinée à se fixer dans la mémoire, semble nous conter le début d’une histoire qui se perd sur le chemin du Temps. Adam, qu’allait-il faire à Anvers : cette ville si belle, mais si froide ? Qu’allait-il y faire, ou plutôt qu’allait-il y acheter avec ses 200 sous ? Cela restait en suspens. Il fallait en retrouver la suite, un sens, une fin. C’est ce que nous nous sommes proposés de faire. Nous avions un fil, il ne restait qu’à le tirer. Voilà le fruit de nos déductions.

***

À Adam, premier Homme que la Terre eut porté, échu la lourde charge de tout nommer. Nommer, c’était parachever la Création divine. Il y avait bien quelques mots que Jéhovah avait appris à sa créature pour pouvoir se faire entendre, et quelques autres qu’Adam avait fini par inventer : néologisme, mots-valise, mots composés, mais c’était tout à fait insuffisant.

Et puis Adam avait le désir d’offrir à sa tendre Moitié de beaux mots, de grands mots, de ceux qui remplissent toute une vie : « BONHEUR, EMPATHIE, ALLEGRESSE, BIENFAIT, BÉATITUDE, CONTEMPLATION, COMPASSION, PASSION… », de quoi combler une existence.

Il se trouvait qu’à Anvers, au nord de l’Europe, se tenait comme chaque année une foire aux mots. Adam dit à sa femme : « Ma chère Ève, il nous faut de nouveaux mots, car nous risquons de tomber dans la répétition et la routine. Il nous faut de beaux mots pour converser au clair de lune, des mots pour rêver, pour admirer, des mots si amples qu’ils pourront décrire et embrasser la Terre entière, et la Création divine ! Et puisqu’il y a à Anvers un marché aux mots, je vais m’y fournir en trésors que nous pourrons partager. »

Ève aimait les belles paroles et les promesses. On a pu le dire : l’homme est dans la femme, la femme est dans la fleur, et la fleur regarde l’homme et lui parle de rêve, c’est un peu Dieu se parlant à lui-même…

Au moment où Adam voulut se saisir de leurs économies, la sage Ève –déjà trompée une fois, et depuis lors méfiante-, s’y opposa, et ne remit à son mari que le strict nécessaire pour les voyages et les achats : à savoir deux cents sous.

Adam quitta son foyer pour se rendre à pied à Anvers.

Il se trouva que le Serpent – le goût de la pomme, c’était lui – rôdait et qu’il s’était caché dans un tuyau d’aération. Il avait tout entendu. Car l’animal mou, à sang froid cherchait une occasion de se venger de la dénonciation d’Ève par laquelle il avait perdu ses belles et jolies pattes, de sorte qu’il avait dû quitter le Paradis originel en se traînant par terre et en mangeant la poussière. On sait bien que la qualité maîtresse du Serpent est la patience, mais il s’en sert à mauvais escient. Ayant tout entendu, il se pressa de quitter son tuyau pour se faufiler jusqu’à Anvers, à travers bois et marais, devançant Adam, et effaçant de ses ondulations ses propres traces du chemin qu’il parcourait.

Bien entendu, en désirant des mots qui pouvaient embrasser la Création tout entière, Adam et Ève s’étaient mis en péché d’orgueil. De fait, ce fut Dieu qui plaça à nouveau le Serpent sur leur chemin.

C’était par amour qu’Ève avait péché, pour la première fois, en offrant du fruit de l’arbre défendu à son mari : par amour et par jalousie, qui n’est jamais que le mauvais côté de l’amour, qui n’est qu’un amour qui doute. Le Serpent enlacé à l’arbre aux fruits défendus s’était penché sur Ève pour la prier de ne pas en toucher les fruits… puisque destinés à l’autre femme d’Adam… « Quelle autre femme ? » Au fond de son cœur, Ève était furieuse. « Mais oui, l’autre femme…, avait fait le Serpent. Tiens, regarde ! », et il avait tendu à Ève un miroir. Le Serpent est créature si supérieure de langue et de hanche ! Ève, aucunement habituée à son image, ne s’était reconnue dans la glace, mais avait vu en effet une très jolie jeune femme. Alors pour ne pas que l’autre femme pût croquer la pomme, elle l’avait mangée. Depuis, dit-on, les femmes sont très attirées par les miroirs. Bien sûr, cette autre femme n’existait pas, mais vous connaissez la suite de l’histoire.

À présent, c’était au tour d’Adam, par amour, de se mettre en péché, voulant offrir des mots plus grands qu’eux à son épouse. Ce n’était que juste retour des choses.

(À suivre…)

Jean-Baptiste Kiya


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