La grande fabrique d’Étrangers

24 septembre 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Omar m’a tuer (histoire d’un crime) de Jacques Vergès, éditions Michel Lafon.

L’expression « Français de souche » m’a toujours donné la gueule de bois. À d’autres, ce pousse-café : à ceux qui s’en gargarisent. Ce que l’avocat Jacques Vergès a mis en valeur dans son livre « Omar m’a tuer (dossier d’une erreur judiciaire) » ne concerne pas autre chose. Le procès Haddad fut sans aucun doute l’un des symptômes les plus révélateurs de ces dernières décennies de ce que la société française est telle qu’elle est en ses profondeurs : une immense fabrique d’étrangers. Si le meurtre qu’instruisirent les juges ne l’était pas, le coupable, lui, fut parfait. Et on mesure combien, à la lecture du dossier, le présumé assassin fut perçu non pas tant comme jardinier que comme Marocain.

« Étrangers dehors », dit la vox populi, « guerre de civilisations » lance un ministre, partout les étrangers sont coupables, les politiques parlent de « vocation à rentrer chez soi… » ; non seulement les administrations ont dressé d’immenses frontières de papiers, de documents, d’imprimés, de pièces jointes, pour ne pas voir, pour ne pas dire la souffrance de l’Autre, mais en plus, dans son obsession du rejet, elle s’est chargée d’inventer ses propres étrangers. De toutes pièces.
Jamais autant de Trissotin, de Jourdain, d’Argan, en chaires, sur les tribunes, les plateaux, et les ondes de la Nation ne se seront davantage targués de Valeurs pour tenter de nous distinguer du reste du monde. De quelles valeurs se recommande cette aristocratie du pouvoir ? De cette liberté dont Charlie fit les frais, ratiboisée par le cursus honorum, la quête de l’emploi, les Grandes écoles, les attitudes tirées au cordeau, alignées sur des doctrines dont le fond est rhétorique invariante et codée ? Les concours nationaux vous le diront assez : Régurgitez fidèlement, pas d’inventions ; aucune impro, fiston, joue-la ta partoche. Liberté, je te blackliste, au noir.
Fraternité ? Égalité ? L’homo politicus sait depuis toujours qu’il faut finir ses discours sur quelques mots ronflants : de grands mots aussi creux que la vague sur laquelle on glisse, oublieux des requins de la finance qui tournent autour en eau trouble.

Parmi les valeurs dont les politiques parlent avec vigueur, je n’en vois guère qu’une. Celle qui reste. De s’exclamer : Bienvenue aux porteurs de devises, rois du pétrole, magnas, rajahs et autres dictateurs patentés. Jamais nous ne parlerons de vous comme des immigrés : nous avons trop d’hôtels particuliers à vous vendre, de la mode en veux-tu-en-voilà, des bijoux, du vin plein les caves et des revues plein la vue. Carnets de bal et carnets de chèques, toutes devises confondues, cartes de visite et de paiement. Paris, capitale du luxe, et du plaisir tarifé. Paris ouvre le dimanche. Écoutez le chant du coq du haut de son fumier d’argent.
Réfugiés pauvres, sans le sou, victimes des guerres et du Capitalisme qu’on vous a exportés, on vous offre à présent du barbelé. Voyez notre complaisance. Excusez du peu, de ce côté-ci du monde nous avons des affaires à conclure.

Parmi elles, celle d’Haddad fut rondement menée, au point qu’un Président de la République se fendra d’une grâce partielle. Jacques Vergès détaille les manquements des magistrats instructeurs, alors l’avocat se change en juge. Destruction de pièces, incinération sans prise d’empreintes, confusions pour ne pas dire contradiction sur la date du décès, absences d’expertise. Laissés dans l’ombre : un rendez-vous secret attesté par un témoin, l’appel d’un Corbeau, l’examen des comptes en Suisse de la riche victime, ses relations discrètes…
L’affaire Haddad fut une affaire ultra médiatisée, mais combien au civil ont eu à subir des scénarii identiques, loin des caméras et des micros ?

L’avocat Thierry Lévy s’est livré à une analyse fine des faiblesses de la procédure en France dans un entretien avec Bilger : « La vérité est faussée dès l’origine. (…) L’enquête, telle que nous la pratiquons dans notre système français est une enquête orientée par des gens qui peuvent se tromper. Et une fois que l’orientation est donnée, il est possible, mais souvent hors de portée, de ramener le dossier dans une autre direction. Et la vérité qui se dégage à la fin du procès est souvent une vérité qui a été décrétée dès l’origine ». Ce qui fait que le syndrome des Habits de l’empereur s’applique aussi bien au fonctionnement juridique qu’à la médecine. En vérité, Omar n’a ‘tuer’ que la Justice.

Il y a beaucoup d’étrangers en France, plus qu’on ne croit ; nombre d’entre eux ne viennent pas de l’extérieur de ses frontières. Combien parmi les citoyens bafoués, humiliés se sont sentis étrangers à leur propre pays ?
Je me souviens de mères qui jouaient double jeu. Je me souviens d’un nourrisson qui servit de bouclier. Je me souviens d’un témoignage produit par un juge qui disait que je préférais mes livres à mon enfant. Je me souviens d’une obstruction à l’appel. Je me souviens de la venue en kwassa d’une belle-sœur dévolue qui se faisait passer pour une cousine. Je me souviens d’avocats d’une île proche corrompus, sans visage, inhumains. Je me souviens d’un téléphone portable tendu à un gendarme qui me demanda de rentrer chez moi. Je me souviens de dépôts de plaintes ignorées. Je me souviens de pièges tendus par des avocats parents et d’une audience bidon. Je me souviens du silence quand je demandai où était mon enfant…
Quel mépris ces messieurs de la Haute ont pour la vérité, et pour les justiciables !
Le « vahaza-3-couleurs » vous le dit nettement : Considérez-moi comme un Étranger. Et le rester sera ma grande fierté. Nous ne partageons ni la même nationalité, ni le même monde.

Jean-Charles Kiya-Angrand

Remerciements à Lulu.


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