La littérature et le tamis

2 janvier 2014

« Il y avait le diable chez Jouhandeau, mais il y avait aussi Dieu ; il jouait un peu entre les deux. C’était son jeu. » Ainsi parlait son biographe, José Cabanis.
Précisons que l’écrivain a fait tout son possible pour transformer sa vie en Chaminadour. Homosexuel, il fait un mariage d’opérette à 40 ans avec une danseuse, avec laquelle il se plaît en disputes et en tromperies ; ont lieu dans son pavillon des scènes de ménage et de jalousie invraisemblables. Dans l’enfer qu’il s’est créé, se clôt sa vie, et son œuvre, puisqu’il écrit jusqu’au bout. Une œuvre qui s’élève haut, alimentée par ce feu qu’il avait sciemment allumé et qui le dévorait.

Ses funérailles d’ailleurs tinrent davantage du carnaval que de l’enterrement. Ses proches arrivèrent tous ivres au cimetière. On jeta le cercueil -à la une, à la deux, à la trois- qui s’ouvrit béant ; des planches brisées et disjointes, la tête raide, déplumée de l’auteur surgit, en un rictus hideux. Si bien que tous en furent dessaoulés d’un coup. Le défunt avait, dit-on, emporté avec lui tout le village des turpitudes qui avait fait sa réputation de prosateur, Chaminadour.

Madame Pô, celle qui avait acheté une maison sur le chemin du cimetière à Guéret pour avoir le plaisir de cracher sur le cercueil de l’écrivain lorsqu’on le mènerait à sa dernière demeure, en fut pour ses frais, il fut mis en terre à Montmartre. Pas dégoûtée pour deux sous, la bonne vieille dame se vêtit de sa plus belle robe en crinoline, rubans de couleurs, elle se poudra de frais, se maquilla comme pour la communion de sa filleule, 30 années auparavant, et elle attrapa le train, comme on disait à l’époque, pour monter à Paris, et là, malgré la chaleur étouffante, la gorge en feu, elle dût s’y reprendre à plusieurs reprises pour faire ce qu’elle avait juré de faire.

À travers ce recueil qui tient des caractères, de la peinture de mœurs, et de la chronique de village provincial, Jouhandeau nous offre ce qu’on appelle en pâtisserie des « gâteaux cassés ». Mais ce sont de drôles de gâteaux-là au goût amer et étrange. Le professeur de français, de bon français, à la syntaxe raffinée, est tout entier là qui joue aux échecs dans les bois avec son ombre, et il appelle cela « la tentative du sort contre vous ». Car il se complaît (à défaut de le vivre dans un premier temps) dans le malheur comme une vieille dame qui tient davantage à sa manie qu’à la raison, qui contemple avec délices les plus jeunes trépasser avant elle. Avec l’auteur, on écoute aux portes, on regarde par le trou de la serrure. « Une pauvre femme passe avec un si beau panier qu’il lui a fallu tant d’argent pour acheter qu’elle n’en paraît que plus pauvre, mais combien plus fière et plus touchante à côté de lui ». Ce serait aujourd’hui l’RMIste en Subaru, qui met 10 euros à la pompe pour faire la sortie des lycées. Il se fait l’écrivain du la-dit-la-fé, il nous prend l’envie de lui dire à l’arrière de notre voiture : Occup à ou don !

Néanmoins Jouhandeau pose avec acuité la question du regard. Que n’a-t-on dit de l’écrivain : « Cet homme-là, à force de ne croire en rien, il va finir par tomber dans son propre trou ! » On disait du bout des lèvres : Quel dégoût, mais quel style ! Tous ces vices logés dans ses greniers… Il a un côté vieille poubelle ; il sent le rance, etc.
Bien sûr, mais il y a plus que cela, Jouhandeau nous interroge sur la frontière de la littérature. Et Chaminadour constitue l’exemple type. La difficulté vient de ce que dénoncer le vice n’est rien si tenté à partir du moment où on est soi-même la dupe de ses propres vices.
À force de dépeindre la petitesse humaine, on est envahi par la tentation de s’y jeter. Chaminadour à ce titre est l’œuvre d’un Faust de la petitesse.
Convenons que s’il y a un fossé qui sépare Chaminadour I et Chaminadour II, ce fossé est celui du cloaque.

Jean-Charles Angrand

Chaminadour de Marcel Jouhandeau, éditions Gallimard.


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