C’en est trope !

La naïveté en partage

4 octobre 2012

Périphrase poétique pour désigner l’archipel comorien, les îles de la Lune ont été ainsi appelées en honneur de l’astre qui fit don de ses monts pour abriter les amours du Grand Salomon et de la Reine de Sabah : loin des hommes et de la rumeur. C’est la narration entière qui, après le titre, se place sous le signe de la lune, symbole de l’Islam. L’univers des contes d’Abdallah Said se pose donc à la confluence de la sagesse et du merveilleux.

Assis au pied d’un dattier, feuillage léger, grand éventail vivant, un aïeul déroule quatre récits (au nombre des îles de l’archipel) tandis que les ombres jouent alentour — fruits de parole tendus comme on tend la main en poignée, avant de la ramener sur le cœur.
« Moina moézi ka oulawa/Chtandja mbiru mbiru/Mouadiyé baba na manan/Chtannya mbiru mbiru »... La lune est le plus petit et le plus beau des sept astres : on a beau essayer de l’ensevelir dans le noir du ciel, elle rejaillit toujours, comme la vérité.

Terre qui engloutit, thème biblique, variation sur le thème coranique du sacrifice d’Abraham, visite dans la tombe, vision de l’enfer quasi boschienne, talisman et bague magique très Mille et Une Nuits, l’univers merveilleux, pour se mettre en œuvre, demande une naïveté d’enfance chez celui qui écoute, qui lit, naïveté sur laquelle joue le conteur, naïveté à retrouver, phénix sans cesse renaissant pour que le récit puisse dérouler son tapis magique. La littérature orale nous réapprend la naïveté qui est la clé des contes.
Mode dichotomique de narration : bon tour contre mauvais tour, marâtre contre bonne mère, mauvais roi face au bon peuple, marabout contre sorcier, l’enfant pur face à une communauté corrompue, le conte possède une fonction didactique et réfléchissante.

Ce qu’on y apprend va au-delà du respect de la parole donnée, le récit met en scène les règles d’une communauté dans le but de les pérenniser. Importance de l’amitié au sein de la société musulmane, de l’entraide : le « masaïdiano », préparation très tôt à l’arousi, au grand mariage, montrer que la droiture est récompensée, non le mensonge et la manipulation, la plupart de ces contes se posent en leçons d’intelligence pratique.

Avec le dernier récit qui évoque le mutisme, c’est-à-dire la limite de la parole, une parole qui pourtant se délivre et délivre en même temps, qui donne à voir et à apprendre, se dessine une direction : celle du sommeil, et rappelle la fonction primaire du conte qui est celle d’ouvrir la nuit, de préparer au sommeil, d’orienter. « Je ne suis pas muet, termine l’enfant, mais lorsque j’étais dans le ventre de ma mère, j’ai demandé à ce mort [qui passait devant la porte] comment était le monde et il ne m’a parlé que des difficultés et des injustices. Il m’a dit que la parole est la cause des ennuis de l’homme, elle provoque sa perte ou son salut. Ayant entendu cela, j’ai décidé de ne pas parler dans ce monde ». Si la parole est cause des ennuis de ce monde, le mutisme l’est davantage puisque le garçon mutique endossera peu à peu le rôle du bouc-émissaire du village. La parole est un moindre mal. C’est un conte miroir qui est proposé en fin.

Préludes à la nuit, ces récits ne se posent pas néanmoins comme des contes d’endormissement, même si leur fonction d’ensemble s’y prête.
Ils ont tous une valeur conservatrice, dans un monde qui va trop vite, d’où l’importance de faire évoluer le conte. Si l’arousi est évoqué très tôt, dès l’enfance, c’est parce que les filles, avant même qu’elles n’aient atteint l’âge nubile, étaient promises au mariage. Aujourd’hui, les jeunes filles se consacrent à des études de plus en plus longues.

Pourtant aujourd’hui, dans le cour des enfants, les Anciens sont remplacés par le petit écran, livrés à l’impersonnalité et à la violence de dessins animés japonais. Les contes se noient dans les mémoires. Le phénomène est en train d’opérer à Mayotte. Matin dessins animés, midi feuilleton, soir Canal+. Bientôt, on n’aura plus besoin des Vieux, ils deviendront inutiles. Il est écrit sur les murs : « C’est Reebook et Fila qui vous Nike ! ». L’économie mène le monôme droit dans le mur. On se souvient de l’effarement général lors de la canicule métropolitaine. Fléau de la mondialisation, rançon de la compétition et de la monétarisation des relations humaines : la France découvrait la solitude de ses Vieux qui mouraient seuls sans que leur famille ne s’en émeuve. La France se donne l’illusion d’être un pays, elle fait plutôt penser à un débris de société.

Les décideurs se demanderont toujours pourquoi les jeunes Mahorais rencontrent l’échec dans leurs études en métropole et la raison pour laquelle ils reviennent bredouilles dans leur île : on remettra toujours en cause l’adaptabilité des jeunes, jamais la société qui les accueille ; on ne dira jamais assez ce qu’a de dépersonnalisante la vie française.

Le conte comorien se perd dans l’obscurité, mots éparpillés au vent de la modernité, ne dit-on pas qu’il y a autant de contes qu’il y a d’étoiles au ciel et de nuits sur la terre. Qui saura les retrouver ?
« Té té moézi ngnora/Am laya moimoihé/Ouh ! Ouh ! ». La chanson résonne haut dans la nuit de l’archipel, elle s’élève jusqu’à la lune.

 Jean-Charles Angrand (Moinatrindri, juillet 2011) 


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