La Rochefoucauld, diagnostic du clair-obscur

16 octobre 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Maximes et Réflexions diverses de La Rochefoucauld (préface de Jean Lafond), en Folio.

Les Mémoires disent les faits et suggèrent les causes, tandis que les Maximes disent les causes et suggèrent les faits.
La Rochefoucauld dresse de la vanité la théorie, La Bruyère en extrait le fait et Molière en montre le masque.

La Rochefoucault « s’emploie à rendre manifeste l’étrangeté de la condition humaine, où il est fréquent que le Mal produise un Bien. Car il n’est rien d’inutile en Nature, tout y joue quelque rôle et a sa fonction, les péchés même entrent dans l’économie du salut », écrit Jean Lafond.
L’utilité du mal n’est envisageable qu’à travers la faiblesse qui permet de tout renverser et de sauver le mal lui-même, au nom même de son utilité, une inutilité retrouvée.

Pour La Rochefoucauld, point de vertus qui ne soient le masque d’une quelconque vanité dans le bal de la vie et le jeu de la chaise vide.
Entre vanité et vérité, l’écart des petites haines et des grands R.
Dans l’économie des Maximes, le prêt à usure occupe une part prépondérante, c’est le soleil noir qui trouble le cœur de l’homme (rien n’est donné, rien n’est gratuit), empoisonne sa réflexion et opacifie la relation.
La distance qui sépare le Bien de l’Amour est sensiblement le même que celui qui sépare la Terre de la Lune : de la Terre, on voit la Lune, mais personne de la Lune ne regarde la Terre.
Il n’est pas rare de voir l’homme chapeauté d’amour-propre s’avancer à son avantage dans le duel de l’amour et du hasard éperonnant la vieille haridelle de ses vices les plus chers.

La Rochefoucauld est un des rares honnêtes hommes pour lesquels le mot de soumission n’est pas une insulte faite à l’esprit. Pour lui, soumettre l’esprit consiste en un entraînement dont le dessein est de pouvoir le tenir.
L’orgueil est une sorte de dés avec lequel on joue au cornet de la société, qui, jeté, donne chaque coup gagnant, alors même qu’on perd tout.

À défaut d’être ce qu’on veut être, on tâche de le paraître dans le miroir des autres. Apparaître aux autres, pour mieux s’escamoter : le paraître est un jeu de magicien. Au fond, rien ne nous intéresse plus, aux dires de La Rochefoucauld, que le reflet : nous sommes le chien de la fable qui lâchent l’image pour l’ombre. La Fontaine a dédié à l’auteur des Maximes « L’homme et son image », fable qui évoque un homme qui fuit son image, et le poète de conclure : Si l’image est exécrable, le miroir, lui, est beau.
La Fontaine s’y pose résolument en partisan des Anciens et salue le moderne La Rochefoucauld.

Au prétexte de rechercher l’amour, La Rochefoucauld l’a disséqué. De même a-t-il jeté la lumière sur les abysses de l’être : son écriture y est une sonde qui mesure l’inconnu qui est en nous et non ce que nous sommes.
La Rochefoucauld montre le corps basculant, entraînant l’esprit dans une chute toujours renouvelée. Et, tout au long du parcours, le duc s’affiche comme un penseur atrabilaire, c’est-à-dire victime d’un excès de bile. Même ses écrits se trouvent entraînés dans ce mouvement de chute.
Un homme d’esprit disait : Ce brave homme est un peu comme ce diable de « Nicotin » qui n’arrête pas de me faire tousser. Mais vous en reprendrez bien encore une petite pincée, n’est-ce pas ?

La Rouchefoucauld a le mérite de montrer qu’il est parfois bien néfaste de vouloir détromper les autres - et qu’il y a des vices cent fois plus beaux que certaines vertus.
Les piques du moraliste peignent l’homme tant habitué à porter le masque que celui-ci lui colle à la peau, et si l’envie lui en prenait de vouloir l’ôter, il se rendrait compte qu’il n’aurait plus rien à la place du visage qu’un trou, sans aucun doute celui de son propre tombeau.

La Rochefoucauld met trop en avant l’amour-propre pour ignorer le plaisir que l’on peut ressentir dans l’autodénigrement qui n’est, somme toute, qu’une autre façon de rester sur soi. Exact et négatif revers du soi.
On disait, dans les salons parisiens, de Monsieur de La Rochefoucauld qu’il avait une piqûre de mouche à la lèvre et que le poison lui remontait à chaque fois qu’il voulait parler.

Ils fumaient devant leurs enfants avec ce que cela supposait de dédain, avec ce goût pour la pose que cela induisait, et une lenteur froide qu’ils tenaient pour de la volupté et qui n’était que cendres, ces mêmes cendres froides que humait jadis La Rochefoucauld dans sa cellule du jansénisme.
La tache morale de La Rochefoucauld est une tache de Rorschach qui permet de voir ce que l’on a toujours cherché.
Écriture en marge sur la toile de fond de l’homme : l’homme y est considéré comme le décor d’une théâtralité mondaine qui se termine invariablement (avant la funeste invention de Guillotin qui ne pouvait que suivre la diffusion des Maximes) par le drame et la force du couperet.


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