La route ensorcelée d’Isaac Bashevis Singer (1902-1991)

16 mai 2013

L’Auberge de la peur d’Isaac Bashevis Singer, au Livre de Poche, collection Jeunesse.

On retient le mal beaucoup plus facilement que le bien. C’est précisément là que gît la faiblesse du bien. L’Enfer de Dante demeure le plus fascinant des trois livres de La Divine Comédie  ; celui de Jérôme Bosch éclate de vigueur et ne manque pas de contaminer son paradis ; quant aux contes d’Isaac Bashevis Singer, le monde démoniaque qu’il y met en scène offre le versant le plus captivant de son merveilleux.

Mais voilà, quand le mal fait rire, quand il est ridicule, et qu’il se met à amuser davantage que le bien, alors drapé du manteau de son vieil ennemi pour mieux s’en moquer — La Fontaine condamné par Rousseau — , qu’en est-il ?

Ou bien, lorsque c’est au tour du bien d’être ridicule, quelle leçon peut-on en tirer ?

Malgré les récriminations de sa mère, le petit Paul a jeté tous ses bonbons à la mer, pour que les vilains requins les mangent, « au lieu de manger les gens »… La mère a-t-elle dépensé de l’argent pour que son fils le jette à la mer, ou bien son fils lui permet-elle d’économiser en frais dentaires ? « Parler du monstre, est déjà une défaite pour celui-ci », affirme son publiciste.

Il est un conte étiologique maritime (l’origine du poisson plat) qui peut éclairer sur ce chemin tortueux de la raison qui serpente entre les branches de l’arbre du bien et du mal : fruits jadis défendus, aujourd’hui incontournables, et qu’on est bien obligé d’avaler, en couleuvres ou en vipères. Celui-ci : Les soles et les carrelets, dit-on, étaient avant des poissons comme les autres. Un jour pourtant, ils n’ont plus voulu voir les deux parties du monde. Alors, au cours de leur évolution, l’œil gauche est passé à droite, et ils se sont mis à voir deux fois la même face du monde. L’autre partie, ils ne la voyaient plus : elle n’existait plus pour eux. Fin conteur, vous ne manquerez pas de conclure votre conte par une question : Aimeriez-vous avoir, vous aussi, le regard de la sole ?

La question nécessite auprès des auditeurs des explications : de quelles parties du monde parle-t-on ? « Ne voir qu’une seule partie du monde », qu’est-ce que cela signifie, non pas pour la sole, mais pour nous-mêmes ?... Quelle transcription apporter ? Ingénieux lecteur, tu le sais : ces deux parties sont le bien et le mal . Faut-il dans la vie ne voir que le bien, et même le voir deux fois plus, à l’instar de la sole, en se privant tout à fait du mal ? Les réponses surprennent. Tout adulte le sait d’expérience : la méconnaissance du mal nous attire dans ses bras. Refuser de le voir n’est pas seulement repousser sa confrontation, c’est la hâter.

Isaac Bashevis Singer fait dire à un de ses personnages : «  Mon fils, sache que tu es une de ces âmes prises dès leur naissance entre des forces du Bien et du Mal également puissantes  ». Dans L’Auberge de la peur, le Bien se marie avec le Bien, et le Mal avec le Mal. Et l’aube blêmit. Pour l’écrivain yiddish, la conscience est une blessure, et vivre consiste à délimiter un espace sacré. Si l’Enfer peut remonter sur Terre, le Ciel peut aussi descendre.

Dans un article précédent de la rubrique, « Hanukkah et la civilisation cachée », concernant le recueil de contes,  Zlateh la chèvre, était évoquée la composition strictement calquée sur le chandelier Menorah que l’on allume pendant la fête de Hanukkah. Ce recueil-ci, L’Auberge de la peur, qui comprend deux longs contes, trouve sa source et son prolongement dans la Kabbale qui y est évoquée. Une même volonté unit les deux recueils, celle d’ouvrir la culture juive et de la faire partager aux jeunes lecteurs. En ce qui concerne ce deuxième recueil, il s’est agi pour l’auteur d’évoquer les mystères de la Kabbale, de la vulgariser en l’adaptant de façon à pouvoir y amener un jeune lectorat. Pareillement, on y trouve l’envoûtante magie, la généalogie de l’Enfer, une part de sa cartographie. La culture juive est d’une extrême complexité. L’auteur fait en sorte qu’on y regarde la mort à la façon d’un initié : comme à travers une eau claire. Si le premier conte est le plus beau, le second va plus loin. Seul le repentir sauve, y est-il écrit ; il sauve aussi le Méchant. Dans le dernier récit, en lecture parallèle de la Kabbale, il y a l’idée de l’Échelle des existences. La réincarnation permet à un être (il faut bien distinguer l’être de l’existence) de se racheter, avec l’idée que le rachat peut nous permettre, dans une sorte de déchéance libératrice, de retourner à l’état d’Adam. Se démunir nous permettrait de pouvoir recommencer une vie vierge de toute faute. À la fin du temps, précise-t-il, tout devrait être sauvé –y compris le démon.

Le deuxième conte s’achève par un passage saisissant où l’auteur nous dépeint la Création dans son entièreté en train de prier : «  Pour la première fois de sa vie, Bal Makane s’aperçut que toute la Création prie. La terre entière, avec ses rochers, ses plantes et ses animaux, loue le Seigneur. La prière est la substance même de la terre et du ciel  », termine-t-il.

Isaac Bashevis Singer a écrit ses contes et ses romans exclusivement en yiddish , qui est la langue de la brûlure, la langue du continent perdu. Signe des temps, l’État d’Israël a proclamé l’hébreu langue nationale, en excluant le yiddish. Et pourtant à Paris, ils sont aujourd’hui quatre fois plus nombreux à l’apprendre qu’il y a vingt ans. « Le yiddish n’est pas un jargon de ghettos, indique Rachel Ertel au magazine Télérama. Kafka dit que des migrations de peuples entiers le traversaient ». De même, la langue créole est parcourue de ces vagues de migrations qui se sont succédé sur l’île-volcan, portant en leur sein leurs lots de souffrances et d’exils qui font d’elle aussi une langue sacrée.

Jean-Charles Angrand

• En complément, « Hanukkah et la civilisation cachée », même rubrique, paru le jeudi 6 octobre 2011, sur le site du journal ; l’article « Le yiddish, cette langue qui manque », sur le site Télérama.fr.


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