C’en est trope !

Lazarillo de Tormès (1554) : en el vientre de la ballena

29 mars 2012

Ce qui se présente d’emblée, dès le prologo, comme un livre de burlas, un livre facétieux, s’affirme en même temps recueil de peligros y adversidades, de « périls et de revers »... En ce sens, comment expliquer que le narrateur qui se donne lui-même comme personnage principal du récit, donc Lazare de Tormès, pauvre gueux, picaro, l’homme à la morte chance, pauvre comme Job (lazrar signifiant souffrir, et la laceria la misère), et que selon toute vraisemblance, il n’a d’autre éducation que celle que la vie a pu lui donner auprès d’un pauvre aveugle, d’un prêtre ladre, ou d’un escudero vide, comment se fait-il que cet analphabète puisse citer Pline et Cicéron ?

Que penser de cette histoire “autobiographique” qui s’affirme écrite en style grossier (« en este grosero estilo escribo ») et offre des perles de cette eau : « Cuàntos debe de haber en el mundo que huyen de otros, porque no se yen a si mesmos ! : Combien doit-il y en avoir par le monde qui fuient les autres parce qu’ils ne se voient pas eux-mêmes ! », sans compter autres savants détours de langage et de péripétie ? Sinon qu’il s’agit d’une pièce à double face, d’une œuvre-masque. La Vie de Lazarillo de Tormes n’offre pas une façade, mais plusieurs : plusieurs paravents derrière lesquels le véritable auteur se dissimule pour exprimer une pensée forte et subversive. L’ouvrage ne fut-il pas censuré par l’Inquisition qui lui substitua une version expurgée.

Lazaro de Tormès, c’est un peu l’ancien becqueur d’clefs de La Réunion : celui qui vivait d’expédients, aux abords des bazars, devant les boutiques, attendant d’être sollicité au déchargement d’un camion, ou à la commission... Il est le el mozo de mucho amos, le valet aux nombreux maîtres vêtu de guenilles, mauvais pourpoint, chausses bâillantes, ventre creux. Le récit mené est celui, poignant, de la pauvreté, de la misère, avec ses deux facteurs aggravants qui sont la ladrerie et l’honneur, il nous rappelle qu’à La Réunion, près de la moitié de la population vit sous le seuil de la pauvreté, que le chômage depuis plus de onze mois s’acharne sur une population qui peut suivre le scénario catastrophe de la Grèce, que l’Occident déboussolé, se fiant à sa seule capacité à faire de l’argent pour aller de l’avant, ne sait trop où il va, ni surtout à quel prix.

« L’année ayant été stérile en blé, décrit le narrateur, le conseil de la cité décida d’en bannir tous les pauvres étrangers, publiant peine du fouet contre ceux qui y seraient dorénavant rencontrés. Et, en exécution de ce ban, quatre jours après qu’il fut publié, je vis mener une procession de pauvres qu’on fouettait par les quatre rues principales, ce qui me causa une si grande épouvante que je n’osais plus me risquer à mendier ». Lazare le dit avant les Le Pen, le bouc émissaire est l’étranger et le pauvre qu’on stigmatise.

Contrairement à ce qu’écrivait Hermann Tiemann, le petit roman de 1554 regarde encore vers un moyen âge finissant : l’image de la roue de la Fortune garde un sens désabusé : desengaño en espagnol. Le picaro ayant pour maitre la Misère et le « valerse », la débrouille, il est poussé à devenir, pour survivre, un philosophe cynique, s’empressant de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer.

Pour cela, il doit d’abord se séparer de sa naïveté. De quelle façon ? De la brutale des manières : avec l’Aveugle, l’enfant sortit « de Salamanque, et en arrivant au pont, à l’entrée duquel est un animal de pierre qui a quasi la forme d’un taureau, l’aveugle me commanda de m’approcher de l’animal, et quand je fus tout auprès, il me dit : “Lazare, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendras le grand bruit qui s’y fait”. Moi, simplement, je m’avançais, croyant qu’il disait vrai, et lorsqu’il sentit que j’avais la tête joignant la pierre, il tendit vivement le bras et me fit heurter si rudement contre le diable de taureau que la douleur du coup de sa corne me dura plus de trois jours. Et il me dit : “Niais, apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus que le diable”. Et il rit beaucoup de la farce. À cet instant, il me sembla que je m’éveillais de la simplicité dans laquelle, enfant, j’étais jusqu’alors plongé ». La corne du bœuf incarnant la dureté de la vie. Pour Lazare, l’héroïsme a quelque chose de passif, il tient du stoïcisme. Naïveté perdue et cynisme acquis font que le narrateur est toujours partagé entre l’amoralisme des actes racontés et le moralisme des enseignements reçus.

L’action du roman fait que la vie picaresque inclut la quête philosophique : « porque la vida filosofica y picaral es una mesma ». Une philosophie de l’action circonscrite, limitée, car si le maître aveugle, averti par son odorat, a percé la ruse de l’enfant qui lui dérobe un morceau de lard en lui découpant son sac, même si celui-ci se venge en s’arrangeant pour que l’aveugle aille en sautant buter du front contre un pilier, un jour de pluie torrentielle, dans le but de se moquer de lui parce qu’il n’a pas flairé l’obstacle, Lazare finit cocufié par l’archiprêtre qui l’a marié à sa servante, alors qu’elle n’est autre que sa maîtresse. Ainsi Lazare parvient à s’insérer dans la vie sociale : en tant que prétexte. Il faut attendre la Révolution française, avec Figaro, pour que Lazare parvienne à se délivrer enfin du Comte et conquiert pleinement sa Suzanne, frère-courage.

Jean-Charles Angrand


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