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Le dernier entretien de Léautaud (2)

jeudi 4 juin 2015, par Jean-Baptiste Kiya

In Memoriam de Paul Léautaud, éditions du Mercure de France.

Un lion sous une peau d’âne, voilà ce que fut cette nuit improbable de spiritisme… Je m’attendais à quelque manifestation sensationnelle de l’au-delà, j’eus droit à une morne réunion sous une lampe de chevet. Las de la lenteur du procédé, et comme bercé par le murmure des participantes, je me suis enfoncé dans le sommeil, au creux d’un canapé poilu, aux fragrances ammoniaquées. De témoin assisté, je passais au statut de mort-vivant, exfiltré par un sommeil clandestin entrecoupé d’images mortuaires.

La lueur cadavérique du jour qui pointait me fit contempler, raidi, le décor déserté de la nuit. Je me mis à parcourir les feuillets qui parsemaient le guéridon. La secrétaire de séance avait été sans doute engloutie par l’ombre, victime de la fatigue, comme toutes ses complices de tablée. Le message d’outre-tombe qui m’était donné de lire était d’un intérêt de tout premier ordre. Passé les récriminations liminaires du maître, style : « Fichez-moi la paix…, faut-il que je me tue à vous le répéter ? », et autres propos de même tonneau sur l’insignifiance de la mort, la bêtise des femmes et du reste, à savoir la littérature, l’insistance de la Trésorière avait eu raison de l’entêtement du Défunt, et assoupli, vaincu, l’Esprit s’était lâché. Je froissais les feuillets sous mes doigts comme s’il s’agissait d’en éprouver la véracité, je compris que nous tenions le dernier entretien dont nous rêvions, la Trésorière et moi : l’entretien post-mortem de Paul Léautaud. Le guéridon avait parlé, j’avais mon article.

Des remarques récurrentes assuraient que le Mort n’avait aucune espèce d’imagination, et que nous aurions tort de croire que ce qu’il racontait n’était qu’affabulations ; je repensais à ces femmes mûres groupées autour du dernier reste de Léautaud, un vieux guéridon moisi, tandis que je les avais longuement examinées avant de sombrer dans le sommeil. N’était-ce pas du dernier cocasse de les voir s’acharner ainsi sur le vieil homme dont les considérations, à leur endroit, étaient peu amènes, à tout le moins cassants. La tête de l’association de l’amicale Paul Léautaud était dominé par des femmes, « créatures inférieures » que l’écrivain éreintait sur les ondes de la radio publique en 1951 face à un Robert Mallet incisif : « Écoutez, vous ne pouvez pas nier que les femmes ont une infériorité sur les hommes » ; « Il n’y a pas de femmes dont l’intelligence puisse être mise sur le même niveau que l’intelligence d’un homme ». Le mot d’intelligence me fait toujours autant frémir.

Mais, moi-même, ne me retrouvais-je pas, toute table tournée, dans cette posture de voyeur, au seuil de la mort, celle-là même que j’avais si souvent reprochée à l’écrivain à qui il plaisait d’assister aux veillées mortuaires comme au spectacle ? Car Léautaud ne manquait jamais l’enterrement d’un proche, d’un ami, d’un voisin, non pour y exprimer une émotion ou pour chercher toute autre forme de sentiments, ce dont il se fichait bien, mais pour voir la mort, c’est-à-dire le processus de dégradation, au travail…
Si l’ermite de Fontenay était d’une grande sensibilité concernant les animaux (en tout cas d’une grande empathie), il s’avérait des plus moqueurs dès qu’il s’agissait de ses semblables.
Et le Défunt illustre avait laissé là le récit par le menu l’ultime rencontre avec son propre frère, Maurice Léautaud, qui s’était rendu à son chevet à l’annonce de son trépas. Et force était de constater que même dans l’au-delà, l’écrivain n’avait pas perdu son sens de l’observation.

Me revenaient en mémoire l’anecdote par laquelle le maître de Fontenay dépeignait son demi-frère, au cours d’un des entretiens avec Robert Mallet qui évoquait le décès de son père : « Maurice a eu un mot qui le peint entier et qui prouve combien il tenait de sa mère qui était la cupidité même et qui enterrait de l’argent dans le jardin. Quand le père Léautaud est mort, on a déposé dans le couloir de la maison des couronnes, et il y avait celle de la Comédie-Française qui, paraît-il, était très remarquable. Et, en passant dans le couloir, Maurice Léautaud, mon demi-frère, a dit : ‘Ah ! elle doit coûter cher, celle-là !’ » Et sur les ondes, le ricanement grinçant de l’écrivain se fit entendre, déjà comme une voix d’outre-tombe.

Il lui avait tout de même emprunté, à ce frère tout idiot, tout avare qu’il évoquait son prénom pour signer ses chroniques théâtrales ; était-ce pour lui voler ce qui lui restait d’humain ? Et que venait-il faire à son chevet, ce demi-frère si haï, si éreinté ? Qu’avait-il à lui dire ?
Chaussant mes lunettes, intrigué, dans la pénombre du petit matin, je me suis assis au guéridon, et j’ai lu, tandis que frissonnaient les rideaux de tulle.

Jean-Charles Angrand


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