Le gangnam style en tant que méthode de critique littéraire

15 novembre 2012

(100e de C’en est trope !)

Sentier littoral de Sainte‑Suzanne. J’aime ces endroits construits pour se promener, avec comme spectacle le gouffre amer, les eaux finissantes et les reflets du couchant. Le parcours littoral fait penser à l’oeuvre du roi antique de la Perse, Cyrus. Le monarque avait fait construire un escalier gigantesque pour rien, simplement il voulait y contempler, le soir, son propre royaume, son ombre sur les étendues désertiques balayées par les vents. C’est cela la promenade côtière de Sainte‑Suzanne, c’est la ronde de guet sur les remparts.

J’aime le rythme de la marche qui se calque si bien sur celui de la pensée, quand la brise marine apporte des nouvelles du levant.

Ce jour-là, je flânais avec un ami ; nous évoquions la critique littéraire. Il me disait : « Le livre on s’en fout. Ce qui est intéressant, c’est ce qu’on en dit, et ce qu’on y déniche... Tu vois le clip de Psy, « gangnam style » ? Un type se réveille, il a fait un rêve. Il a l’air écoeuré. Mais ce rêve, il le sait, c’est la réalité. Soudain, il veut changer le monde, c’est-à-dire choisir son rêve. Alors il se lève, et là, il va vivre à fond de train. À bride abattue : c’est ça, la gangnam style. Le message c’est : on s’en fout où on va, mais on y va à fond. Une attitude suicidaire, mais en même temps une esthétique formidable. La légèreté, la nonchalance, à l’exact opposé des préoccupations de notre époque, et de la crise. Voilà pourquoi ça a énormément de succès. Et pour la critique, c’est la même chose. Le critique doit tourner le dos à la réalité de l’ouvrage qu’il couvre, à son exact opposé ; il est possible de ne relever qu’une seule phrase dans un bouquin si tenté qu’elle puisse être développée pour devenir quelque chose de grand. Ou autre chose.

Je reprenais : — Tu vois, ce qui m’embête, dans la critique, c’est qu’on veut trop souvent qu’elle soit à l’opposé de la création. On dit que le critique est un larbin, un commissaire priseur, une plante grimpante, un faire‑valoir, un législateur... Alors que ce n’est pas ça. Pas forcément, en tous cas. Tu vois, il y a par exemple un roman entièrement fondé sur la critique, et la critique se renverse et devient le roman : c’est l’histoire d’un couple qui a fondé sa vie sur les commentaires d’une pièce de théâtre baroque, que pratiquement personne n’a lu, et certainement pas le lecteur. Ça se développe et plus on entre dans le manuscrit et plus on se prend à douter de son existence. L’homme, un prof de fac boursoufflé de contradictions, en est le traducteur, d’où les difficultés d’interprétation. Ça crée avec son épouse des discussions infinies dans lesquelles perce toute la vie du couple. Leur existence se résume à discuter ce qu’a dit un personnage... si tel personnage aime vraiment tel autre... s’il tel autre est fou, ou s’ il arrive à la folie ...

— Comment s’appelle la pièce qu’ils commentent ?

—  Le Partage . D’un dramaturge espagnol.

— Et le roman ?

— Pareil.

— Je présume que c’est aussi un auteur espagnol. Mais d’abord, est-ce qu’ils sont sûrs qu’il s’agit d’un chef d’oeuvre ?

— Précisément non, c’est une de leur discussion : c’est une oeuvre qui est mystérieuse, et peut-être pas si géniale que, ça. Or on ne peut pas confondre le mystère et le génie. Le génie c’est éclatant, ça a des contours nets. D’ailleurs, peut-être qu’elle n’existe pas, cette pièce. Peut-être est-elle l’oeuvre du mari, ou du couple, qui l’a inventée pour rester ensemble. On ne saura jamais.

— Je vois. La critique peut se renverser comme ça. Les Américains, qui sont moins bêtes que nous, ont une expression pour désigner l’acte critique, c’est An Eye in the hand.

Jean-Charles Angrand


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