Le handicap par Jean-Louis Fournier : rire pour s’en tirer

28 février 2013

« Je suis très étonnée de ce que l’on n’enquête pas sur le degré de souffrance des familles » , écrit Christel Prado, membre du Conseil économique, social et environnemental, le CESE, dans son rapport sur l’autisme publié en octobre 2012. Le taux de divorce des couples concernés s’élevant à 80 %, précise-t-elle. Cette observation ne touche pas seulement l’autisme, mais s’étend à l’ensemble des couples au sein desquels se trouve l’enfant porteur de handicap. Plus le handicap est lourd, plus les couples sont fragilisés. Sans projet de vie possible, le conjoint le moins investi auprès de l’enfant handicapé a le sentiment d’être indésirable.

Le rapport au handicap interroge le parent sur sa propre personne, sur ce qu’il est prêt à donner de lui-même au regard de la part qui lui reviendra.

En même temps, parler du handicap pose le problème labyrinthique du comment : comment le dire, — sachant qu’en le disant bien, on verra mieux —, sans dénaturer l’enfant, ni le rapport qu’on noue avec lui. Les gens le sentent : être parent d’enfant handicapé requiert une certaine forme de sagesse qui commence par un renoncement, et qui se meut en une mise à distance.

Il est nécessaire pour le parent d’apprendre à gérer le sentiment de l’échec, et sur ce terrain, Jean-Louis Fournier, papa de deux enfants handicapés, adopte une posture singulière, en suivant, dans son ouvrage Où on va, papa ? , une entreprise paradoxale :

« À sa naissance, Thomas a eu un très beau cadeau, une timbale, une assiette et une cuiller à bouillie en argent. Il y a des petites coquilles Saint-Jacques en relief sur le manche de la cuiller et autour de l’assiette. C’est son parrain qui les lui avait offertes, le président-directeur général d’une banque, qui était l’un de nos amis proches. Quand Thomas a grandi et que, rapidement, son handicap s’est révélé, il n’a plus jamais reçu de cadeau de son parrain. S’il avait été normal, certainement qu’après il aurait eu un beau stylo avec une plume en or, puis une raquette de tennis, un appareil photo… Mais comme il n’était pas dans la norme, il n’avait plus le droit à rien. On ne peut pas en vouloir à son parrain, c’est normal. Il s’est dit : ‘La nature ne lui a pas fait de cadeau, il n’y a pas de raison que moi je lui en fasse.’ De toute façon, il n’aurait pas su quoi en faire. »

On a compris que le parti pris de Fournier était celui d’en rire. Mais, face aux regards de son milieu, il se montre incapable d’opérer sa révolution sociale et culturelle, dont le handicap de ses enfants aurait pu lui fournir la clé : l’auteur se raccroche désespérément à ses valeurs comme à des bouées de sauvetages au bord de la noyade. Et à force de voir « la paille » qu’il dit y avoir dans la tête de ses enfants, il n’a pas vu la poutre qu’il y avait dans la sienne. « Si vous étiez comme les autres, rabâche-t-il, je vous aurais offert des disques de musique classique, on aurait écouté ensemble d’abord Mozart, puis Beethoven puis Bach et encore Mozart » , même chose avec Prévert, Marcel Aymé, Queneau [bof], Ionesco [un Lewis Carroll qui a mal tourné] et encore Prévert, etc. Comme Dieu, Fournier aurait voulu des enfants à sa propre image. Ignorant sans doute des diversités culturelles, qui font que la plupart d’entre nous seraient incapables de coucher sur papier des noms de musiciens tant la liste serait longue, (elle ne commencerait d’ailleurs pas par Mozart, préférant les petites allées aux grandes autoroutes), Fournier s’est laissé enfermer dans une culture qu’il veut universelle mais qui est étriquée. Le geste pris isolément, par exemple, est immense, amusez-vous avec un enfant muet à des jeux de mains et vous vous préfigurerez tout ce qui échappe à la parole, vous sauriez que les choses minuscules deviennent grandioses, ce sont précisément celles qui peuplent l’univers des enfants porteurs de handicap et qui content des histoires labyrinthes à qui veulent bien s’y pencher. Cet univers ne ressemble en rien à une paille, c’est une question d’échelle : la paille est le château de la fourmi-sucre.

Jean-Louis Fournier n’a sans doute pas assez fréquenté ces cercles où l’on statue sur Chaplin, « Eisenstein, Hitchcock, Buñuel et encore Chaplin » en sirotant du chambolle-musigny sur une musique de Mozart, puis Beethoven puis Bach et encore Mozart, érudits à la lippe haute, enculturés jusqu’à la gueule, culturistes du savoir, gonflé de références anthologieuses, car il aurait sitôt fait de goûter autant que moi la présence d’Extrême-orientaux, si simples dans leur rapport avec autrui.

Ce rire salvateur dont fait largement emploi l’auteur, et qui, la plupart du temps, nous ravi, est parfois poussé si loin qu’il devient grimaçant, ou proche du vomi. Certains plumitifs tirent à la ligne, Fournier est entraîné par la cascade de son rire. Sans doute se figure-t-il sur les planches d’un café-théâtre, il faut donc qu’on se tape les cuisses : « L’enfant pas comme les autres n’est pas une spécialité nationale, il existe en plusieurs versions. Dans l’IMP où sont placés Thomas et Mathieu, il y a un enfant cambodgien. Ses parents ne parlent pas très bien le français, les entretiens avec le médecin chef de l’établissement sont difficiles, parfois épiques. Ils en sortent souvent dépités. Ils contestent toujours avec force le diagnostic du médecin. Leur fils n’est pas mongolien, il est cambodgien. »

La question du rire et de ses limites est posée : était-il nécessaire d’infantiliser et de dévaloriser, son livre aurait pu tout au plus se garder de la moquerie, sans sacrifier aux humeurs noires à la Franquin qui lui sont si chères. Le sujet le méritait. Globalement, nous savons que Fournier propose dans ce livre une grande leçon d’humour, plus proche des heures d’un Woody Allen que de la syntaxe débordante d’un Desproges : se dépêcher d’en rire, de peur d’avoir à en pleurer.

Jean-Charles Angrand

• Pour une écriture du handicap, voir aussi la rubrique « Handicapable ! » sur le site du journal.


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