Le mépris des élites par Tardi et Pennac

14 mars 2013

« Ah, le mépris… », chantait Souchon en 1999. Rives Gauches Partout aurait dû être le titre de la chanson. Nous savons à présent que Depardieu n’a pas quitté la France pour des raisons financières, mais par dégoût : dégoût des Institutions et de la justice françaises. Tout le monde n’a pas ses moyens. Combien d’écrivains se sont installés à l’étranger ? « J’en veux véritablement à l’État, dit l’acteur dans une interview donnée avant sa prise de décision, comme je pense que plein d’autres familles peuvent en vouloir à l’État de ne pas pouvoir aimer suffisamment leurs enfants, car ils n’ont pas les moyens. Ceux qui vivent dans les HLM, comment veux-tu qu’ils puissent être des modèles, puisque ces modèles, on les matraque, ces modèles, on les humilie ? Comment peuvent-ils élever des enfants ? » Martin Winckler, brillant intellectuel, médecin engagé, dit une même chose avec un point de vue plus appuyé encore, il indique qu’il n’a plus accepté « la suffisance de son milieu, mais aussi la docilité ordinaire des patients qui ne protestent pas quand ils se heurtent au mépris, phénomène révélateur selon lui d’une inquiétante et très hexagonale culture de la soumission vis-à-vis du pouvoir et de l’autorité ». Il s’est installé au Canada. Dira-t-on assez l’humiliation des parents d’enfant handicapé face aux interrogatoires qu’ils subissent pour faire admettre leurs enfants aux soins dont ils doivent bénéficier ?

Ce mépris se trouve partout distillé : dans les préfectures où des étrangers perdus se retrouvent en butte à une administration gueularde et où les documents s’égarent (Nanterre 1997), il est dans ce mur aveugle qui se dresse devant l’avenir des jeunes, dans toutes les lettres qui demeurent sans réponse, les dossiers sous la pile qui glissent du bureau pour finir dans la poubelle, dans le poids des habitudes, il organise les rapports professionnels, il a des façons de comptable, oublieux que les chiffres sont des êtres humains.

Ce mépris diffus, français, affirmé à coup de diplômes, du haut de sa position sociale, Pennac et Tardi l’ont dénoncé de bien belle manière, « anecdotico-métaphorique », en bédé avec « La Débauche ». Titre racoleur, polysémique : car si c’est bien la débauche de la société, de l’argent accaparé par les uns, des pieux sentiments, du voyeurisme social et télévisuel dont il est question ici, la débauche désigne aussi le contraire de l’embauche : le licenciement, la perte d’emploi, le chômage, les plans structurels, le dégraissage. Et à cette enseigne, La Réunion est plus que favorisée avec 30 % de taux de chômage et un pic de 60 % chez les jeunes de 18 à 25 ans…

L’épouse de l’écrivain est passée, semble-t-il, par les humiliations liées à une perte d’emploi, Daniel Pennac a envisagé alors de faire un essai sur le sujet, puis s’est ravisé, considérant qu’un passage par la fiction serait plus efficace. Sa collaboration avec le dessinateur d’Adèle Blanc-sec, qui a refusé la légion d’honneur, a porté ce projet à des altitudes peu communes. Avec Tardi, Pennac fait du Pennac meilleur que du Pennac. Avec Pennac, Tardi laisse ses couleurs nostalgiques et se montre aussi vachard que lorsqu’il croque la guerre de 14, mais avec un regard tourné vers l’avenir.

Scénario finement construit, habilement mené, des personnages marginaux, une touche de caricature et d’invraisemblance très visuelle, soutenu par un discours social très virulent où les animaux du Jardin des Plantes sont plus humains que la plupart des gens.

Le Directeur des Ressources humaines calculateur d’une entreprise florissante de pet-food se maquille et se déguise en clochard pour s’enfermer, muet, dans une cage désaffectée du zoo–pancarte : « chômeur » — attirant à lui les feux des journalistes qui ne cessent de gloser et de le filmer avec son produit phare : de la pâtée pour chiens dont il est censé se nourrir, façon d’élargir la clientèle… Mais un matin, on retrouve le clochard pendu : suicide, meurtre ? L’enquête commence, le commissaire, qui en vient à découvrir la véritable identité du chômeur, dérape : soif du pouvoir, attrait du mépris…

Toujours, les gens toujours se font berner par les diplômes et surtout les fonctions auxquelles ils donnent accès, davantage même en ces temps de malaise salarial. Ils ne protègent pourtant ni de la bêtise ni de sa sœur jumelle la morgue qui leur font un beau maquillage qui a pour traits trompeurs l’intelligence. Jadis mon patron normalien d’Ulm, docteur ès lettres, me fit la remarque, je ne sais plus à quelle occasion, que les normaliens de Saint-Cloud étaient « des besogneux ». Il savait bien entendu qu’il s’adressait… à un Sorbonnard. Jean-Claude Carrière, besogneux ? Jean Guenot, besogneux ? Axel Gauvin, besogneux ? Je parlerais plutôt, moi, de légèreté, de grâce… Mais aucun diplôme n’attribuera jamais légèretés et grâce ; le Poète élisabéthain qui n’est pas sorti d’Ulm chantait : Quand viendra-t-il le temps où nous pourrons contempler enfin le spectacle des bannières criardes en lambeaux ? (“All the world’s gaudy ensigns in shreds”)…

Jean-Charle s Angrand


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