Le monde sauvage d’Hemingway

27 septembre 2012

Une écriture brute, sans effet ; des descriptions ramassées, plutôt des notations, les touches, allant droit au but, à l’essentiel. L’Américain disait : « Un écrivain qui a du style est un écrivain mort ». Le style, chez Hemingway, n’est pas dans l’écriture, il est dans les personnages. Et la composition.

Une façon de voir très états-unienne, proche du cinéma de ces animées-là : de l’action condensée, des personnages typés, à ceci près que les situations semblent hasardeuses alors qu’elles s’enchaînent selon une causalité enfouie. Action nette, et en même temps des dialogues butés, litotes, répétitifs, qui dissimulent les véritables motifs. Le paradoxe chez Hemingway c’est que la parole sert à masquer et oblige la narration à avancer de manière souterraine. Ainsi, il y a deux courants liés clans son écriture : plus la parole dissimule, plus l’action se tend. Et c’est toute la nouvelle qui louvoie entre ces deux tensions, entre deux eaux.

La construction narrative aux mailles de plus en plus serrées que met en place Hemingway contribue à cette impression que le monde est un piège pour l’homme.

Décor principal, la mer c’est l’élément mystérieux et sauvage, avec lequel il ne faut pas tant se battre — l’être humain est si chétif — que composer. Mais le renversement ne s’en tient pas là : le monde le plus opaque n’est pas celui de la mer, mais celui de l’humanité et de ses desseins.

Dans la pêche comme dans la chasse, la barrière entre l’homme et l’animal tend à se réduire. Ils se tiennent soit par le fil du nylon soit par le viseur du canon. Mais l’animal se montre souvent plus fin que le chasseur, et les rapports s’inversent. De plus, marlin ou pas, la bête ne ment pas — elle se dissimule, mais ne ment pas —, alors que le monde humain est tissé de mensonges comme le démontre cette « drôle de traversée » : l’homme avance avec le masque de la civilité pour mieux enfouir sa sauvagerie. Son argent participe à ce masque. Et il n’avance que mieux si le masque est épais.

1933, La Havane, comme les Etats-Unis, est sous le coup de la prohibition. Raison de plus pour boire et pour faire de la contrebande. Au même moment se déroule en Chine la guerre civile, les opposants
politiques fuient le pays avec leurs biens, et de galère en galère, se retrouvent en Amérique. Ces sans-papiers doivent trouver des passeurs, qui les dépouillent, jusqu’à leur propre existence. C’est le One trip across, la « drôle de traversée » ; le personnage principal, Harry, fait traverser la vie, il est Charon, il se traverse aussi lui-même et traverse de part en part la société jusqu’à l’interlope.

Mais quoi de plus actuel ? Aujourd’hui des notables à Mayotte font du trafic d’alcool avec les Comores où ils ont de la famille. Il leur faut des protections. De pauvres Africains paient des passeurs qui les lâcheront en pleine mer, entre Anjouan et Mayotte, sous le regard passif de la France, à l’origine de ce carnage. Cette drôle de traversée n’a pas d’âge, elle pourrait avoir lieu aujourd’hui, non seulement à côté de chez nous, mais bien « chez nous ».

Pulsés par la justice française, des gens s’enfoncent dans la spirale de l’illégalité. La justice n’est rien sans la pédagogie qui devrait l’accompagner : à quoi sert-elle, cette justice ironique, sinon à cautionner des mensonges ?

L’engrenage de la Drôle de traversée fait du personnage de Harry, un type honnête qui au départ ne s’en laisse pas conter, pêcheur pour touristes, nu meurtrier. L’écriture behavioriste, très distante, de Hemingway enferre le réalisme.

La spirale du livre fait que le personnage se trempe dans les sales affaires. On devine que la fin au delà du récit entrera en échos avec le début et fera de Harry non plus le témoin d’un règlement de compte, mais la cible même.

Car dans ce milieu de La Havane, on tourne en rond tout le monde se sucre sur le clos dc quelqu’un. Et le dernier de la chaîne, celui qui se fait flouer, peut devenir soudainement le plus redoutable. La pêche et la chasse ne sont pas des activités innocentes, on sait comment Hemingway a fini, et quel était son dernier gibier.

Il est fort possible que dans notre monde de plus en plus sauvage et précaire, l’homme — aura de plus en plus besoin d’Hemingway — au moins pour comprendre ce dans quoi il baigne.

Jean-Charles Angrand


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