C’en est trope !

Le parti pris de Charles Angrand (1854-1926)

15 janvier 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Charles Angrand (1854-1926), maternités, par François Lespinasse, éditions A.A.E.R.

Même le site de l’honorable maison britannique Christie’s se prend les pieds dans le tapis. Jointe à la présentation d’une Maternité de Charles Angrand au crayon Conté (“circa 1986” – postérieure, selon notre analyse), la notice d’attribution indique : « In the present work he depicted his sister-in-law, the wife of his younger brother, with their child Antoine, whose prettiness fascinated Angrand ». En aucune façon le nom du jeune neveu de Charles Angrand ne fut « Antoine », mais « Henri ». L’erreur provient soit d’une lecture lacunaire de la correspondance de l’artiste, soit de la simple reprise de l’affirmation de Marina Ferretti Bocquillon, extraite de son « Seurat et le dessin néo-impressionniste », édité en 2005 par le Musée d’Orsay, où il est fait mention que Charles Angrand « dessina souvent d’après son neveu Antoine ». Aucune confusion n’est possible puisqu’il existe un dessin indiquant un « HENRI » similaire en majuscules, mais inachevé, non signé, ni daté, reproduit dans le Catalogue de Pontoise, à la page 63.

Précisons que la mère des « Maternités » ne saurait être la « sister-in-law » de Charles Angrand, ce pour plusieurs raisons : d’abord on voit mal le frère cadet, Paul, professeur à l’école de navigation de Dieppe, puis directeur de l’École des pêches maritimes (jamais représenté d’ailleurs par l’artiste), accorder son épouse dénudée pour modèle ; ensuite, comme beaucoup de famille française de cette époque, le nourrisson prénommé Henri fut placé chez une nourrice.
Un détail du discours d’inauguration du « Groupe scolaire Charles Angrand », prononcé en 1988 par le second et dernier neveu de l’artiste, devant un certain nombre de personnalités nous met sur la piste : il confia qu’il « fut un habitant de Saint-Laurent », que cela remontait à 82 années alors qu’il « se trouvait en nourrice par-delà de la croisée des routes ». « Or, je continue à penser, ajoutait-il, que si je me tiens encore debout parmi vous aujourd’hui, c’est grâce aux vertus d’un sein saint-laurentais ». On voit de quelle façon l’idée d’une industrie nourricière prospère était restée acceptable aux yeux de l’historien (et sans doute de ce côté-ci de la famille) – ce qui ne fut pas le cas pour l’artiste comme le montrent les crayon Conté de cette époque. La liste des œuvres graphiques que l’artiste destine à l’exposition Durand-Ruel est communiquée à Signac dans une lettre de février 1899. Elles forment un ensemble cohérent : « Enfant sur le sein de sa mère », « Enfant sur les genoux de sa mère », « Enfant embrassant sa mère ». Ces « enfants » enrobés d’un doux clair-obscur sont des nourrissons, l’un d’eux même prend la tétée sous le regard tendre de sa mère qui positionne son sein pour que le bébé puisse bien respirer, l’ensemble est saisi par le regard enveloppant de l’artiste, et l’assombri du crayon en traduit le caractère intimiste et tendre. Ce sont des intérieurs ; le foyer lumineux, contrairement aux nocturnes de La Tour, est extérieur, invisible : il semble que c’est le regard de l’artiste qui éclaire la scène.

Dans un article intitulé « Histoire de l’allaitement en France, pratiques et représentations », Catherine Rollet retrace assez précisément les pratiques familiales au tournant du siècle. « L’histoire de l’allaitement en France est originale, écrit-elle, puisque les familles ont recouru beaucoup plus tardivement et massivement qu’ailleurs en Europe, malgré les appels de Rousseau et des philosophes ». L’auteure précise qu’en France, l’industrie nourricière, déjà développée au XVIIIe siècle, a connu une extension maximale au XIXe, en pleine révolution industrielle. En moyenne, un enfant sur dix, au tournant du siècle, était placé en nourrice, c’est-à-dire qu’un enfant sur dix vivait ses premiers mois d’existence loin de sa famille naturelle. Ce comportement, précise la chercheuse, n’a changé qu’avec la Première guerre mondiale. L’industrie nourricière au milieu du XIXe siècle constitue l’une des formes les plus importantes de migration entre villes et campagnes, mais l’opinion est consciente, souligne-t-elle, qu’elle représente aussi une forme cruelle de l’exploitation de certaines classes sociales par d’autres. Rousseau, Balzac, Maupassant, autant les pédagogues, les esprits éclairés et nombre de médecins ont valorisé l’allaitement maternel, autant ont-ils critiqué l’allaitement mercenaire, et avec lui, les paysannes qui se livraient à cette activité.

C’est dans ce cadre que s’inscrivent ces œuvres au crayon Conté, qui montrent l’arabesque de l’union charnelle entre une mère et son bébé ; le spectateur y voit une jeune femme « entièrement mère de son enfant », il y lit la continuité naturelle entre grossesse et allaitement. Ce sont là des œuvres militantes. L’artiste a d’autant plus clairement affirmé ces convictions qu’il a intégré le titre au motif du dessin, ainsi des deux crayons Conté de mêmes dimensions, aujourd’hui au Musée du Petit Palais, à Genève, qui portent mention pour l’une : « MATERNITE », pour l’autre, de semblable façon : « ETREINTE MATERNELLE ».
Un message d’autant plus courageux, que le statut social de dessinateur est mal défini dans les petites villes de province, et qu’il allait au rebours des usages de sa propre famille. Paul, son frère, professeur et auteur de manuels, sans doute à des fins de tranquillité, afin d’éviter d’éprouver les nuits trouées par lesquelles tous les parents passent aujourd’hui, avait placé ses propres fils en nourriciat externe.

Il n’y a pas chez Angrand ces barrières, que certains commentateurs aspirent de leurs vœux, entre les productions militantes, dédiées à Jean Grave, et les œuvres destinées à l’accrochage dans les différents salons parisiens ou provinciaux. À leur manière ces dessins sont des œuvres de conviction où la poésie l’emporte. Pour Angrand, donner à voir c’est chercher à convaincre – de la manière la plus tendre qui soit.


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