Les cocus magnifiques

5 janvier 2012

La comédie que se donne l’Homme à lui-même n’a pas de fin. Les anecdotes historiques plus ou moins riches d’enseignements que nous propose Didier Chirat procurent aux lecteurs l’impression d’entrer dans l’histoire comme on pouvait entrer en pleine nuit dans la Rome de Néron : éclairés par des cadavres brûlants. C’est tout le passé de l’humanité qui brûle ainsi de ce feu grotesque. On y profane les tombeaux, décapite les morts, fouette la mer, juge des porcs, assassine à plaisir, s’y fait opérer de la fistule en hommage à Louis XVI, et cela dans un bric-à-brac bouffon et invraisemblable. Est-ce là l’ultime leçon de l’Histoire ? Qu’une leçon d’idiotie pour demeurés ?
Bien évidemment non — même si en apparence, « l’Histoire n’est guère plus que le registre des crimes, des folies et des malheurs de l’humanité », selon ce qu’en dit l’historien anglais Edward Gibbons (1737-1794), auquel il conviendrait d’ajouter la bêtise. L’Histoire, miroir inhumain de l’idiotie trop humaine.
Réagissant à la flamboyante présentation du Code Noir, aux éditions Dalloz, de Christiane Taubira, j’avais précisé à I’auteure que, non, les métropolitains n’étaient pas forcément des descendants d’esclavagistes, et qu’on ne pouvait pas opposer systématiquement descendants d’esclaves aux descendants d’esclavagistes parce que nombre de Français eurent à subir leur Histoire, qu’ils ne l’avaient pas faite, qu’ils en étaient les marionnettes. Paysans, ouvriers, artisans n’étaient pas en dehors de l’Histoire, mais victimes d’Elle, de l’impôt, des conditions de travail, des prix du marché, de la politique parisienne, de l’éducation-prison qu’ils avaient reçue. Comprendre le passé, c’est se donner la possibilité de mieux pouvoir entrer dans le présent.
Il reste la tentation de fuir cette Histoire imbécile parce qu’elle nous dépasse, et de marquer sa volonté de se cantonner à sa propre histoire. Mais, sitôt qu’on s’expose au monde, à la relation, la confrontation se fait avec l’Histoire, qui a une grande hache, et tout ce qui dépasse tombe.
Sartre le disait, la démission est un acte politique, et la politique a pour ambition d’imprimer une direction à l’Histoire.
La vie nous impose de ne pas lâcher l’espoir parce qu’elle n’est pas une danse de Saint-Guy, une suite de réflexes incontrôlés : l’existence doit être construite comme une histoire que l’on écrit, et nous commande de ne pas laisser ce soin aux autres.
C’est dans cette écriture des destinées à mains multiples qu’il faut accepter d’être cocus : cocus de l’Histoire. Mais tant qu’à être cocus, soyons cocus magnifiques.
Magnifiques à la manière du marquis de Montespan qui se juche sur la tromperie que lui a faite sa femme pour prendre de la hauteur et faire entendre sa voix du plus loin. Que dit-il ?
Il dit son opposition aux mœurs, à l’arrivisme, au roi, à l’absolutisme, il crie sa foi en la fidélité, en l’amour, au respect de la parole donnée, à l’engagement. Il incarne une des premières lueurs de la Révolution qui deviendra brasier.
Mais il le dit avec de la tournure. Le marquis « se présente au roi en habits de deuil. Louis s’en étonne : “De qui êtes-vous donc en deuil”. Il répond : “De ma femme, Sire”. À Paris, il clame haut et fort à qui veut l’entendre qu’il est cocu et que le souverain n’est qu’un fieffé coquin. C’en est trop pour Louis : Il fait jeter le marquis en prison ». En prison, les cocus ! Enfermés dans la geôle de la misère, les cocus de l’Histoire !
« Sous le porche de l’église, le trompé s’écrie : “Que l’on ouvre les grandes portes à pleins battants, car mes cornes sont trop hautes pour passer sous la petite !” ». Et en voilà un coup pour les sacro-saints liens du mariage ! Dénouement attendu : « Le Roi-Soleil perd patience : il fait pression pour que le divorce soit prononcé aux dépens du marquis.
Ce dernier est contraint de verser une pension de 4.000 livres par an et ses meubles sont saisis. Le voilà sans le sou ! Pourtant, ce qu’il n’a pas réussi par la colère, il l’obtiendra avec le temps. Les charmes de la Montespan n’opèrent plus auprès du roi. Ce dernier lorgne déjà sur une autre. Elle doit quitter Versailles. Elle n’est plus rien. Elle implore le pardon de son mari, mais celui-ci refuse ».
Mais le convive à la table de l’Histoire, qui se contente d’un peu de miettes, peut toujours préférer en ce tout début d’année boire le vin du tonneau de Diogène : il guérit de tout, de toutes les histoires.

Jean-Charles Angrand


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