Les livres de Thot

28 mars 2013

L’Égypte fascine à cause de ses mystères, le premier étant celui de la vie et de la mort — civilisation morte, et sortie de son néant à la manière du Phénix. « L’Égypte meurt de son besoin d’éternité », écrivait Élie Faure. Hector Horeau, l’architecte du Château de la Colère, le roman d’Alessandro Baricco, raconte combien l’Égypte est immobile. Dans sa folie de sablier, l’Occident y pressent l’appel du Commandeur.

Un papyrus antique raconte que le monde est né de la larme du dieu. Sachant la souffrance du monde avant même qu’il ne paraisse, Thot, le dieu de l’Écriture et de l’Histoire, l’aurait pris en pitié et aurait versé une larme en forme d’œuf à partir duquel le monde serait né. La pitié et la souffrance sont les premiers sentiments qui virent le jour, les sentiments avant-coureurs du monde, préfigurant les autres. Et de ces sentiments découlèrent les arts.

Le Soleil ouvre son Œil, l’œil-oudjat, et de ses cils la lumière se répand. La barque peut quitter la Douat, le Serpent Apopis est à nouveau vaincu. Aveugle et sourd est le Gardien des portes, il n’entend pas la plainte des hommes, ne peut accéder à leur deuil, de sorte qu’il n’ouvre pas aux familles des défunts qui souhaiteraient retrouver leur Mort, pour les y suivre ou pour les en ramener. Ainsi demeurons-nous éternellement aux portes de l’Égypte, nous-mêmes statufiés faisant face à des statues. Comme Joseph K. face au Château ou à la Loi.

Gustave Lefebvre (1879-1957), compilateur et traducteur de ces Contes et Romans classiques de l’Égypte pharaonique, a été conservateur au musée du Caire de 1919 à 1928, il fut l’auteur d’une grammaire des hiéroglyphes — c’est dire l’intimité qu’il entretint avec cette civilisation antique. Il se fait là le rapporteur de récits de divers genres : romans historiques, contes philosophiques, contes mythologiques ou psychologiques comme “Les Deux frères” qui déroule le récit d’une épouse qui désire son beau-frère, lui fait des avances et qui, devant son refus, le calomnie devant l’époux qui, à tort, châtiera le prétendu coupable.

Sous la XIIème dynastie, déjà, la grande pyramide de Khéops s’offrait comme une énigme. L’Antiquité était particulièrement friande d’énigmes ; Ésope en fut un des héros. Le récit de “La Querelle d’Apopi et de Séqenenré” ne trouve-t-il pas sa structure même dans une énigme : celle du roi Hyksos faisant dire à son vassal égyptien que les hippopotames, qui prennent leurs ébats dans un étang, aux environs de Thèbes, l’empêchent de dormir dans Avaris, sa capitale, au Nord-Est du Delta ? Ainsi, les contes du Papyrus Westcar montrent le grand bâtisseur Khéops s’ennuyant et cherchant divertissement à travers l’écoute des contes, et à travers eux, filtre son désir de préparer sa grande œuvre, sa pyramide, telle une énigme à poser au monde : « la Majesté du roi Khéops j.v. passait tout son temps à chercher pour elle-même les chambres secrètes du sanctuaire de Thot, afin de se faire faire quelque chose de semblable pour son horizon » . Le secret de la grande pyramide trouverait sa résolution dans l’organisation des chambres secrètes du sanctuaire du dieu de l’intelligence, on ne peut en savoir davantage : la recherche s’enfonce dans les lacunes du manuscrit.

Le recueil met au jour des traits de génie du romanesque égyptien, dans l’épisode des “Aventures d’Horus et de Seth »”, par exemple, où la déesse Hathor, pour dérider son père, le sage Rê, qui se morfond dans des problèmes de gouvernance, lui montre ses fesses.

Là, le narrateur met en scène le regard qui s’interroge sur lui-même et sur les illusions du monde : entrant dans le cabinet du prince de Byblos, Ounamon découvre par la fenêtre dans le lointain, la mer houleuse, roulant des vagues dont la crête lui semble être à la même hauteur que le cou de la personne royale, laquelle est assise devant cette fenêtre, le dos tourné au paysage.

Il y a, omniprésente dans ces récits, l’idée plus que moderne que notre langue est notre juge : « la langue des hommes est leur balance », cela nous ramène au fulgurant conte philosophique “Vérité et Mensonge”. Il est dit que le Mensonge rend aveugle son frère, Vérité, en punition d’un crime que Vérité n’a pas commis. Le fils de Vérité venge son père, non par la force brutale, mais par ruse, poussant Mensonge à soutenir un mensonge évident aux yeux de tous. La Vérité a été bannie. La Vérité est belle, mais on l’abandonne, et on se tourne vers le Mensonge plus agréable à voir et à entendre. Il se croit orphelin celui qui naît à la Vérité. Mensonge finit par châtiment divin, aveugle comme Vérité, et devient le portier de l’autre aveugle...

Sur un papyrus du Nouvel Empire, accompagnant un enseignement, se trouve ce poème :

« Deviens scribe, et prends à cœur de l’être,

Afin que ton nom devienne tel.

Un livre est meilleur qu’une stèle peinte.

Il édifie des maisons et des pyramides dans le cœur

De celui qui prononce leurs noms ». Faisons en sorte de se construire des pyramides dans le cœur.

Jean-Charles Angrand


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus