Lettre de grand-mère Kalle aux petits enfants

7 mai 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Dictionnaire d’expressions créoles (Semi-lo-mo) par Daniel Honoré, éditions UDIR.

Mes chers petits enfants,
Il y a beaucoup de choses fausses qui ont été colportées sur mon compte. J’ai été bien diffamée, ça oui !
On m’a surprise nue à califourchon sur des tonneaux de rhum, j’ai coupé l’électricité à Saint-André pendant trois heures lors du dernier cyclone, j’ai installé le bouchon de la mer à la darse du Port, je suis sise en la Ravine à Malheur, à ce qu’on dit. Je sais, et on dit aussi que saint Martin collectionne les queues de diables ! Triple, quadruple sornettes ! Tout cela je m’en soucie comme vache qui pisse…
Et pendant qu’on y est, je puis vous dire que je n’ai rien à voir avec les citrouilles, les soupes de potiron, les trolls hachés aux herbes, et au goulasch d’yeux. Pas plus que de fesses de chameau, de grimaceries et de mascarade, branches triturées filandreuses. Je ne fricote pas parmi les morts ! Que cela soit dit.

Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les petits enfants, je les adore. J’aime particulièrement leur faire du mal, avec une préférence toute spéciale pour les impertinents, les morveux, et autres curieux. Je me charge de leur jouer des vilains tours. Ça ! C’est moi par exemple qui ai mis des arrêtes aux poissons ; à Noël, je leur distribue des jouets avec lesquels ils vont se blesser. On peut bien dire qu’ils me font rire ! Je me déguise en institutrice, le jour, en cauchemar la nuit. J’aime bien faire la visite des petites écoles, je suis la dame de service, la contractuelle, la directrice, ou l’inspectrice d’académie, l’intervenante. Les petits enfants, dit-on, posent beaucoup de questions, moi j’aime bien leur en poser aussi, des questions : par exemple, pourquoi la lettre A ne se trouve-t-elle pas au milieu du dictionnaire ? Ça leur en bouche le coin… Tiens, toi : qui a inventé la tay ?… Pourquoi les enfants ont-ils autant de doigts que les adultes ? Ou leur poser des colles : « Si leur bras est plus petit que celui des adultes, comment les enfants arrivent-ils à se gratter la tête ? » Mais, tout simplement, ils n’y arrivent pas ! À moins de sauter… Et hop ! « Toi, combien pèse un oiseau qui vole ? », « Et si le chocolat se mettait à tourner aussi vite que la cuillère, il ne se mélangerait pas, bande d’idiots ! » Je les questionne aussi d’importance sur les trous au fond des pots de fleur. Ça sert à quoi ?

Et puis, je leur donne un tas de mauvaises idées :
– As-tu déjà essayé de faire bouillir de l’eau gazeuse ? – Il ne faut pas donner de riz aux poules, ça leur bouche le derrière… – Comment faire pour faire durer plus longtemps le coca ? En n’avalant que les bulles ! Et de les voir… quel spectacle ! – Essayez donc de mordre votre oreille !… Miam-miam. – Eh, essayez donc d’attacher les ailes d’une mouche qui vole avec une pince à linge…
D’ailleurs, kal, kalé, en créole, est-ce que ça ne veut pas dire « contrecarrer » ?…

Je leur raconte des contes aussi, par exemple celui de l’enfant qui se fait planter par sa fourchette et qui finit dévoré par ses couverts… Je leur parle de l’histoire de cette petite fille au visage grêlé d’yeux, qui, quand elle pleurait, inondait tout le monde, et qui finit noyée… Ce qu’ils ont eu peur ! Ça me réjouit, je m’en lèche les babines !
Tenez, je mange un letchi, et je leur donne le grain.
Une fois que je racontais une histoire d’amour qui s’emmêlait bien : on ne savait plus qui faisait quoi, c’était ennuyeux au possible, avec des fées et des princesses, et un prince charmant, une enfant m’a demandé :
– Et vous, madame, vous avez déjà embrassé votre mari ?
– Moi, jamais ! Ce gros cochon… Et en plus, ils vous prennent la langue, et vous la tourne d’une drôle de façon !
À leurs minois dégoûtés, je me fends la pomme…
Je leur dis aussi que tout est à l’envers, parce que ce sont les Lunaires qui nous observent qui, eux, sont à l’endroit. Il faut les voir en train de regarder la lune, tête bêche !

Dès Noël, j’en profite pour connaître leurs goûts, et surtout mieux cerner leurs dégoûts :
– Toi, qu’est-ce que tu n’aimerais pas avoir pour Noël ?… Et toi, là, le petit poil de carotte ?
– Je veux un autre papa, et une autre maman…
Chouette, ça ! : vous trouvez pas les petits enfants ?… Il y en a un qui m’a dit qu’il avait eu une nouvelle mother à Noël.
– Ah bon ? – Ben oui, il m’a répondu : « La télé, c’est ma maman »…
Tout ça, c’est aussi bon qu’une queue de cochon grillée : si bon à grignoter le long des routes. Les taquiner, les asticoter, mes petits asticots au bout de mon hameçon, et hop ! D’ailleurs, il faut leur apprendre à parler avec leur coude, c’est ce que je conseille aux professeurs des écoles nouvellement nommées, comme ça !

Voilà, j’aurais encore beaucoup de choses à vous raconter, comme cet enfant qui me demanda de pousser le ciel, mais j’ai peur ne plus vous ennuyer…
Alors, au revoir, les petits enfants, à bientôt, vous me manquez déjà, et priez bien le diable que le bon Dieu s’étrangle en avalant sa soupe…
Votre tendre, préférée, et fidèle à tous et à toutes, Grand-mère Kalle.
Un gros smack dentue, et poilue.


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