Lire les nuages

22 novembre 2012

Ils passent, ils passent, mais que lisez-vous, là-bas, planeurs, voleurs de mots, parcoureur d’espaces, arpenteurs, dans ces nuages qui s’entortillent, vrillent, cotonnent, bouillonnent, s’étirent, baillent, fuient et colportent ? L’Atlas international des nuages et de l’état du ciel a jauni depuis 1896, mais le ciel a-t-il vieilli ? Qu’ils soient stratus, cumulus, cirrus, castellanus, la nuée défile sans se défiler. Le mur de foehn, barre de nuage fixe sur une ligne de crête, redouble d’une blancheur le Piton des neiges qui ne l’est pas : c’est comme s’il avait neigé à côté.

On se dit que les lectures sont un peu comme les nuages qui passent, et qui nous laissent un peu de fraîcheur. De même, certaines passent à côté.

Une nouvelle qui est tombée m’enchante : cela fait des milliers d’années que l’homme contemple le ciel, et on vient de trouver une nouvelle espèce de nuages, ressemblant à un océan parcouru de vagues, l’ undulatus asperatus  : proche du type mammatus, mais avec une impression vague cotonneuse conférée par des vents forts. Ce qui veut dire qu’il y a encore des gens qui lisent les nuages, cela laisse l’espoir de découvrir encore une tache sur la lune, un nouvel astre dans l’océan des signes, ou un nouvel auteur.

Voici un bel objet zébré composé de dix entretiens menés de main de maître par Bruno de Cessole, Les livres de leur vie , dix portraits de lecteur : un peu une mise en abyme. Le titre est repris d’Henry Miller, qui écrivit, pour évoquer les livres qui comptaient pour lui : « ils étaient vivants et ils m’ont parlé », il précise ailleurs : « Un homme qui est mort ressuscite, prend possession de vous et en partant vous laisse profondément changé ». C’est cela un livre important. Dix écrivains, dix façons de lire. Yves Berger, Michel Butor, José Cabanis, Florence Delay, Michel Déon, Charles Juliet, Jacques Lacarrière, Jacques Laurent, Pierre Michon, Paul Nizon, tous lisent un peu comme Stendhal le Code civil, et associent en legere la cueillette et la lecture. Mais parmi eux, quatre ont disparu aujourd’hui. Ce qui fait que les mots résonnent d’une voix bien étrange ; et en même temps, le paradoxe tient en ce que ces témoignages sont pleins de vie.

Il y a bien sûr la lecture comme acte de création. Le lecteur est celui qui écrit à l’intérieur de lui-même. Il y a la lecture « trésors des rois », selon l’expression de Ruskin, ou encore les « hautes et fines enclaves du passé », célébrées par Proust. La lecture évasion : l’omelette littéraire, la puissance d’évocation qui fait dire à Jacques Laurent : « Pour moi, la force de l’écriture, la force du roman a toujours été telle que je n’ai jamais de meilleures omelettes que dans les livres ! Celles que j’ai mangées dans la réalité étaient beaucoup moins bonnes », évoquant par là l’ouverture du Tour de France par deux enfants de Bruno. Ces deux petits Alsaciens qui fuient l’Alsace occupée par les Allemands, en 1871. Arrivés en France, ils sont reçus par des amis de leurs parents, en Lorraine, et là mangent une omelette. Sans compter celles, mémorables, que mijote Alexandre Dumas.

Il y a la lecture comme acte de liberté, ou mieux de libération, jusqu’aux lectures initiatrices. Déon évoque encore l’image du sur-lecteur, en la personne de Joubert. « Joubert lisait. Son activité principale était la lecture ».

Mais ces entretiens n’évoquent pas, et c’est dommage, le paradoxe qui fait que tant que la France restera sur la religion du livre, elle ne pourra pas renouveler ses méthodes de lecture.

Jean- Charles Angrand

Les Livres de leur vie (2), entretiens de Bruno de Cessole avec Yves Berger, Michel Butor, José Cabanis, Florence Delay, Michel Déon, Charles Juliet, Jacques Lacarrière, Jacques Laurent, Pierre Michon, Paul Nizon, éditions du Centre Pompidou (1991-1994).


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