Lucie Cousturier : dame de coeur et valets de pique

9 août 2012

1915, en pleine guerre, la marque Banania, ancrée dans l’univers colonial, associe son produit au visage replet et jovial du tirailleur sénégalais — dessin de Giacomo de Andreis. Le slogan est tout trouvé : « Y’a bon Banania ! » Association de deux éléments exotiques et coloniaux le teint chocolat du tirailleur au décor uni de la banane. Plus le babil enfantin nègre.

La marque eut un tel succès que dès que les gens, qui voyaient passer des régiments de tirailleurs africains, s’exclamaient : « Tiens, des Bananias ! »

Il a fallu pas moins de 60 ans à la France pour qu’elle se rende compte, sous la pression des associations du Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais, et du MRAP, que le choix publicitaire véhiculait des « stéréotypes racistes et coloniaux ».

Au printemps 1916, Lucie Cousturier (1876 1925), peintre néo-impressionniste, voit avec écoeurement non loin de sa propriété au toit rose de Fréjus, « Les Cistes », les bois d’oliviers multi centenaires et des antiques genévriers abattus. À la place l’état major français faisait bâtir des campements et des hôpitaux destinés aux Tirailleurs de l’AOF, dit « sénégalais ». L’auteure raconte dans Des Inconnus chez moi, cette installation et les préjugés et fantasmes qui l’accompagnèrent. C’est quelque 40 mille tirailleurs africains qui viennent combattre pour la France. La petite ville de Fréjus qui comptait 7 mille habitants leur prêta d’emblée l’ivrognerie, le vol, le viol et les épidémies.

Livres et articles de cette époque ne sont guère plus élogieux, Lucie Cousturier en tire ce portrait : le tirailleur sénégalais est « un soldat-Diable ou soldat-Bête qui croque les ennemis et lèche les pieds de son chef ; tels ces dragons apprivoisés qui servent de soubassements aux trônes des Bons Dieux. Le tirailleur sénégalais, c’est le diable militarisé, la plus belle conquête du colonisateur ».

Seulement l’adjectif sénégalais est une simplification qui ressemble davantage à une mise à l’écart, ou à du mépris qu’à une convention, du fait qu’il veuille dire : Sénégalais, Guinéens, Dahoméens, Congolais, ou si on veut être plus exact, pour se conformer aux réalités ethniques : Ouolofs, Sarakolés, Toucouleurs, Foulahs, Bambaras, Malinqués, Soussous, Tomas, Kissiens, Baoulés, Batékés, etc.

C’est donc, face à l’apparition de ces soldats noirs, d’abord les préjugés que Lucie Cousturier doit surmonter, les siens, et puis ceux que la communauté véhicule : « - Qu’allons-nous devenir ? gémissaient
fermières, nous ne pourrons plus laisser courir la volaille près de ces chapardeurs, ni faire sécher notre linge sur les haies, ni laisser mûrir les fruits sur nos arbres. Nous ne pourrons plus laisser nos petites filles aller parmi ces sauvages. Nous n’oserons plus sortir seules, nous mêmes, pour faire de l’herbe ou du bois. Pensez : si l’on était prises par ces gorilles !
 »

Le peintre est frappé par la grâce de ces jeunes gens, elle va découvrir le processus d’aliénation qui fait d’eux des militaires obéissants, elle comprend puis décrit leur prison verbale, obtient leurs sentiments par rapport aux devoirs militaires, et intègre progressivement la vision qu’ils ont de leur environnement. À ceux que le Petit Dictionnaire Larousse désigne alors par « Race d’hommes à peau noire, inférieure en intelligence à la race blanche dite caucasienne », elle va donner des leçons d’écriture et de dessin pour qu’ils puissent écrire à leurs proches, envoyer des lettres, depuis le front, lors de la Grande Boucherie d’Arras ou de Verdun, pour qu’ils puissent être toujours liés à la Vie.

Comme la conséquence doit être supérieure à la cause, c’est le surmontement de la cause, Lucie Cousturier doit être supérieure à l’idée qu’elle se fait des Blancs pour pouvoir aller vers les Noirs. « Les gens qui ne connaissent pas les tirailleurs sénégalais, mais qui connaissent la politesse me demandent toujours : — Est ce qu’ils sont intelligents ?
Sans une politesse raffinée on n’userait
pas de cet euphémisme pour dire : — Comment vous intéressez-vous à ces brutes ? »

Le grand mérite de ce témoignage est de laisser parler les tirailleurs, derrière leur prison de l’esperanto militaire. Et que disent ils ? Il faut les écouter, quand ils se laissent aller à la confidence : « Tirailleurs y en a pas volontaires » ; « Moi, j’étais perdre tout » ; « Aller, c’est forcé » ; « Pas moyen faire mauvais service »... Peu de mots qui valent de longs discours et qui rappellent les termes de la loi de février 2005 concernant la tentative de qualifier la colonisation de positive. Il faudrait sans doute une autre loi pour qualifier la 1re guerre mondiale et ses gaz de combat positifs, afin d’achever de convaincre...

« - Moi jamais engager, déclare Ghibi Tangara. Ils sont forcer moi pour faire soldat. Français, 1912, ils faire chercher tirailleurs partout pour Maroc. Dans les forêts là tout près mon village, pas moyen pour trouver garçons, tous cachés »... « Moi content toujours pour faire cultivateur, jamais quitter maintenant pour faire soldat. Deuxième jour, ils sont demander encore ; mais moi j’étais dire comme premier jour que jé voulu pas. Troisième jour, ils sont dire que si jé voulu pas, c’est mon mère qui va aller pour moi. Moi rigoler beaucoup : femme y a pas moyen faire soldat ! Mais zhommes, y a venir prendre mon mère pour mener prison dans la ville. Alors, moi penser dans mon coeur : ’Faut engager moi pour soldat’. » Ce « parler petit nègre », ce parler « ya bon » n’est pas du tout une invention sénégalaise, qu’on se
le dise : c’est une invention officielle, française, tout ce qu’il y a de plus français : méthode Machuel, propre à la fabrication et à la livraison de soldats dans les plus brefs délais. Objectif : compréhension de consignes brèves, exécutions. Création de soldats esclaves.

Pour aller plus loin

- Actes du colloque international, tenu à Fréjus, sous la direction de Roger Little : Lucie Cousturier, les tirailleurs sénégalais et la question coloniale, parus aux éditions L’Harmattan.

- Cf. « Seurat, le ton, la teinte, la ligne et le point », même chronique, Témoignages du 31 mai 2012.

Jean-Charles Angrand


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