Mark Twain ou l’écriture en équilibre

9 janvier 2014

1. L’enfance et la marginalité :

Un ami me disait que l’œuvre Twain se trouve dans l’& qui réconcilie les contraires, et que la force du lien, du nœud, se réalise par et dans l’aventure. Voilà les "chemins détournés" du Dickens américain, chers à Otto Rank, qui vont jusqu’à se nouer. Ce que représente à merveille, n’est-ce pas ? le signe de l’esperluette.

Dans Twain, l’enfance trouve son zénith dans les personnages de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn, à plus forte raison qu’ils incarnent l’anti modèle-adulte. « La brillante situation financière de Huck [à la fin du roman] et le fait qu’il était maintenant patronné par Mme Douglas lui ouvrirent les portes de la société ; mais il fallait le traîner dans les réunions mondaines, le forcer à y aller ; c’était pour lui un véritable martyre ». Période qui se clôt par une référence biblique inversée, ce à quoi s’ajoute : « Les domestiques de Mme Douglas le bordaient chaque soir dans des draps d’une blancheur rébarbative où il n’y avait même pas la moindre tache qu’il pût presser sur son cœur et choyer comme une vieille connaissance ».

Huck préfère dormir, à la dure, dans un tonneau : il aime ça comme il aime ses défauts qui le singularisent dans ce monde hyper normé du puritanisme américain. Le don n’a aucun goût pour le personnage, la charité est outrecuidance : « ce qui ne donne pas un peu de mal à avoir ne m’intéresse pas. » Tom, lui, s’il vit chez sa tante se fait le champion de la désobéissance, de la fugue et du jeu, en opposition au monde adulte qui est celui de la représentation, qui est liberticide. Il ne faudrait pas se tromper : l’enfance n’est pas uniquement fuite, elle se révèle à la fois par son absence de bornes et par le rêve. Elle est un puits sans fond, le puits des merveilles, par lequel, néanmoins et contrairement à Alice, réalisme oblige, on est retenu par les bretelles tandis qu’on ne cesse d’en admirer les possibilités de chute.

La fin du roman à ce titre est tissée d’ambiguïtés, car si les enfants livrent combat contre Joe l’Indien, un de ces personnages de marginal, criminel et meurtrier, ils aspirent par le jeu à lui ressembler. Ils se rêvent « brigands », « bandits », ils rêvent de voler, de kidnapper : « on ne tue pas les femmes. On les met sous clef. Elles sont toujours belles et riches, et elles ont une peur bleue. On leur prend leurs montres et tout ce qu’elles ont, mais quand on leur parle, c’est toujours avec la plus exquise politesse ». Autrement dit, si ces enfants rêvent, c’est à des rêves dangereux (le frisson est important) de la marginalité criminelle. Seulement, à l’opposé de la marginalité solitaire de Joe, les enfants aspirent à une marginalité de clan : « on jure, dit-il pour l’initiation, de se soutenir les uns les autres, de ne jamais révéler les secrets de la bande même au risque d’être coupé en petits morceaux, de tuer tous ceux qui touchent à quelqu’un de la bande et leur famille avec. –Épatant, mon vieux ! »

2. Critique ou éloge de la littérature enfantine ? :

Deux grandes veines référentielles traversent le roman : celle de la Bible (la référence morale), et celle de la littérature enfantine (la référence imaginaire). Si Tom laisse la Bible aux adultes, il se montre excellent lecteur de livres d’aventure. L’existence, il la veut tirée d’un roman, il se lit bandit ou pirate. « Ils trouvaient que c’était bien dommage qu’il n’y eût plus de hors-la-loi et en se demandant ce que la civilisation moderne pouvait bien se vanter d’avoir fait pour compenser cette perte. » Quête d’un monde de papier, Tom Sawyer incarnerait-il la Madame Bovary de l’enfance, le don Quichotte de la littérature enfantine ? Pour y répondre, il faudrait se demander préalablement si Les Aventures de Tom Sawyer est un roman destiné aux enfants, ou pour des êtres qui contemplent déjà leur enfance s’en aller, comme sur un navire on voit sa terre natale diminuer à perte de vue.

3. Un monde en équilibre :

Le portrait initial de tante Polly est emblématique de l’univers twainien : « -Si jamais je mets la main dessus, je… Tout en parlant elle s’était penchée en avant et envoyait de grands coups de balais sous le lit. Tout cela pour ne déranger que le chat. –Je n’ai jamais vu un galopin pareil. Évidemment ! J’aurais dû penser à ce placard. Qu’est-ce que tu as encore été faire là-dedans ? –Rien, tante. –Rien ? Regarde tes mains, regarde ta bouche. Avec quoi t’es-tu barbouillé comme ça ? –Je ne sais pas, tante. –Moi je le sais ; je vais te le dire. C’est avec la confiture. Passe-moi cette baguette. –Oh, ma tante ! Regardez… regardez derrière vous ! » La tante Polly regarde derrière elle, Tom s’enfuit. « Ainsi resta-t-elle un moment interloquée, puis elle prit le parti de rire de l’incident ». UN : d’emblée le personnage de Tom se caractérise par la fuite ; DEUX : le personnage de Polly passe du statut de mégère, de marâtre à celui de femme aimante. Il n’y a pas de bien et de mal, le roman trouve son développement au-delà, et en cela il tente de s’échapper de la littérature de l’enfance.

 Jean-Charles Angrand 

Les Aventures de Tom Sawyer (The Adventures of Tom Sawyer) de Mark Twain, éditions Gallimard, collection Mille Soleils (illustrations Jean-Olivier Héron).


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