Michel Tournier et la sollicitation des choses

19 juillet 2012

La connaissance des causes — a quia — étaient considérée au Moyen-Âge comme inférieure à celle des essences. Quia, forme déconsidérée ou partielle d’un ’parce que’, introduit en latin scolastique une explication insuffisante. La causalité verticale, dans la conscience médiévale, l’emporte sur la causalité horizontale. Les laisses 93 à 108 de La Chanson de Roland, déroulant les combats du Preux Chevalier, les présentent comme des duels judiciaires. Quelles que soient les forces en présence, c’est toujours le Ciel qui l’emporte. Les juristes médiévaux ont théorisé cela en jus poli : la raison du ciel. Le droit tombe du ciel avec la foudre, et les vaches se retrouvent pendues haut et court en place de grève.

La Couleuvrine de Michel Tournier qui est un conte à la fois grotesque et profond, parle de la raison et de la fortune, avec des allures de Candide, mais d’une manière autrement plus réussie.

La tension qu’exerce la pensée du Moyen Âge — période durant laquelle se déroule La Couleuvrine —, est d’établir des liens entre l’apparent et le caché, d’où cette esthétique analogique : ce qui est présent en ce bas monde est le miroir des vérités éternelles de l’au-delà — et pour mieux dire miroir déformant, puisque c’est un « miroir-sorcière » vénitien que le seigneur du château de Cléricourt déguisé en marchand offre au seigneur anglais qui l’assiège, reflet hyperbolique, grossissant ce qui est gros, réfléchissant aussi une manière particulière de conter. « L’image grotesque que ce miroir me donne de moi-même me comble de gaieté », s’exclame le Seigneur d’Exmoor en bon disciple du shakespearien Sir John Falstaff.

L’ordonnancement du monde est figé : la terre plate, l’univers lui tourne autour. C’est l’argument du pélican :
« Le pélican/Pond un oeuf tout blanc/D’où sort un autre pélican/À lui tout ressemblant/Qui lui-même fait un oeuf blanc/D’où sort un autre pélican,/Et ainsi de suite. » Ce qui importe ce n’est pas tel ou tel pélican, c’est le pélican en tant que tel, en tant qu’idée. Monde figé et merveilleux, monde platonicien des idées, figées comme des étoiles dans la nuit. Si l’univers médiéval est immobile, celui des hommes multiples est soumis à Fortunaet à ses caprices, contre laquelle certains esprits éclairés, comme celui de Jérôme Faber, maître du Château de Cléricourt, tentent en pleine guerre de Cent ans de mettre un terme.

Une des choses les plus surprenantes et des plus folles dans ce conte n’est-elle pas de voir comment le narrateur qui conte la geste de son héros se range contre lui, pour se mettre du côté de « l’envahisseur » anglais, en s’opposant à sa quête : autrement dit de constater comment il trahit son personnage, lui donnant cependant par le plus strict des hasards raison en fin d’aventure. Un coup à la douve, l’autre au cercle !

Car la quête du preux Faber est celle « d’abattre Fortuna », « l’ennemi », « d’anéantir la superstition, afin que règnent seuls la raison, le calcul, la computation limpide des choses et des événements. Ne rien laisser au hasard... Mais que de chemin à parcourir dans des ténèbres pleines d’embûches. » Faber est un pré-philosophe des Lumières, une sorte de Voltaire avant l’heure. Mais dans cette « quête de Faber », il faudrait s’arrêter sur la conjointure : cas génitif, subjectif ou objectif ? Faber objet de la quête, ou sujet ? Faber serait-il en train de se chercher lui-même à travers autre chose ?

Le hasard ne se met-il pas systématiquement en travers de sa course, lui montrant avec virtuosité qu’il a tort, et in fine la Fortune ne lui donne-t-il pas, non pas raison, mais victoire, en une ironie ultime.

Et en effet, peut-on dire avec Tournier, quoi que fassent les Faber et les siècles malgré talents et pouvoirs, quoiqu’ils nous laissent croire, la vie entière de l’Homme reste soumise au Sort, l’essentiel étant de savoir ce qu’il en fait.

On peut bien entendu couvrir tout ça d’un rire à la Falstaff plus énorme que sa propre vie. Mais si Michel Tournier a fait de son conte philosophique le lieu de la lutte de la Fortune et de la Raison, c’est également le lieu esthétique de la lutte entre le classicisme et le baroque, entre le pondéré et le burlesque, et plus loin encore, le point nietzschéen de l’opposition entre le chrétien et le païen. Dans ce jeu de miroir et de confrontation qu’il affectionne, l’auteur va jusqu’à mettre face à face l’humour anglais, à une ironie du sort qui serait bien française pour le coup. Au flegme britannique, la tourmente à la française... Michel Tournier est notre Hérakiès, il détourne le fleuve de la philosophie pour nettoyer les écuries de la littérature.

Mais laissons le dernier mot à l’Anglais, honneur oblige : « Effect ? The push and pull of things... » Tournier a raison : la vie, c’est plutôt à la va comme je te pousse !

Jean-Charles Angrand


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