Mister K. et l’ombre de la Justice

23 juillet 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Le Procès (The Trial), film d’Orson Welles, d’après le roman de Kafka, avec Anthony Perkins.

« Vous n’allez pas recommencer à faire des histoires ?, me lança l’avocat… Je vous l’ai dit mille fois : la loi précède l’essence ; la loi précède l’existence ; et Dieu l’a dit – c’est inscrit dans le marbre- : Je suis la Loi. Et la pire loi est la loi cachée, celle qu’on ne connaît pas, mais qu’on vous ressortira tôt ou tard, vous pouvez m’en croire ! »

La secrétaire s’y mettait : « S’il est vraiment sûr d’être innocent, il devrait se la boucler… Au début de l’affaire ça la fiche mal. »
L’avocat acquiesça : « Vous n’allez quand même pas plaider innocent ? Ça ne fait pas bon effet. Pas bon effet du tout… Essayeriez-vous de semer le doute ?, voilà ce que va se demander le juge !…

Moi : – Ça me rappelle mon père qui me disait en rentrant à la maison : ‘Salut mon garçon, quelle saloperie as-tu encore faite aujourd’hui ?’
—  Précisément, vous devez avoir fait quelque chose… Cherchez bien !
—  Quant aux voisins : ‘Vous avez des problèmes avec la justice ? Eh bien, ça ne nous regarde pas, mais pas du tout, bien le bonsoir, monsieur !’ La porte qui claque, et toutes ces portes qui claquent, quel vacarme, ça fait, Maître !
—  Non, ne gâchez pas votre avenir !
Moi : – Je ne sais pas du tout comment, mais à chaque fois, c’est pareil, je me retrouve dans mon tort…
—  Faites votre examen de conscience pour une fois… La Justice, elle veut de l’argent, c’est tout. Qu’est-ce que vous croyez ? Le reste est sans importance. L’essentiel c’est que les gens puissent dormir en paix – le bien, le mal, tout ça, mais enfin : qui s’en soucie encore ? C’est tout ce que la société attend de Ses services : pouvoir dormir en paix. Et que le sommeil des uns n’empêche pas le sommeil des autres…
—  Maître, combien de chance ai-je de ne pas être condamné dans cette affaire ?
—  Seul un ordinateur ultra puissant pourrait calculer les chances de vous en tirer indemne… si vous savez lire les chiffres après la virgule. »

Je levai les yeux au plafond, et contemplais l’ombre. Comme il y avait une éternelle panne d’électricité chez l’avocat, on avait installé des bougies partout, y compris sur le grand crucifix qui dominait son bureau. On avait mis une bougie sur chaque main du Christ, elles coulaient, et une autre sur la tête, qui lui faisait une couronne d’une cire jaunâtre.

« Tout le monde vous dira, précisa l’avocat, que ‘la première requête détermine la suite de la procédure’, demandez-le au 1er Greffier de la Cour… Et puis, enfin Monsieur, qui s’intéresse à son propre procès ? Il y a plus de plaisir à regarder les premières fesses qui passent de la première fille venue. Personne ne vous en voudrait… (Et il caressa la croupe de sa secrétaire qui lui remettait des documents. Elle me sourit.) Laissez-vous aller, laissez-vous faire… Remettez-vous-en à moi : vous entrez dans un monde de Vanité, il vous faut un guide. À la première occasion, faites des aveux, les juges aiment ça. Vous auriez vu, la fois dernière, le juge d’instruction écraser un cafard sous son bureau, le plaisir qu’il a pris à l’écrabouiller, et la façon qu’il a eu de toucher ensuite les antennes, pour voir s’il était bien mort : ça faisait froid dans le dos, Monsieur… Mais, pour en revenir à votre affaire, on peut tout à fait obtenir un ajournement permanent.
—  Oui, concédai-je, ça me permettrait de réfléchir.
—  Mais pour ça, il vous faut un certificat d’innocence. Et puis des garants… C’est long, c’est fastidieux.
Je soupire : – Est-ce qu’il ne serait pas préférable d’être déclaré coupable tout de suite, pour en finir ?
—  C’est ce que je vous propose. Bien entendu, pas d’inquiétude à avoir : la Justice exécute, mais elle exécute toujours trop tard. Les bourreaux joueront aux cartes sur votre corps inerte, mais jamais ne vous achèveront : ça ne se fait pas, nous sommes en démocratie, Monsieur… Vous savez, il y a une superstition sur le dessin des lèvres : on peut savoir si vous êtes coupable aux seuls traits de vos lèvres. Mais croyez-moi, au bout d’une dizaine d’années de procédures, toutes les lèvres se ressemblent, toutes… (Il baissa la voix) Vous devez savoir qu’ici, au Tribunal, nous sommes en train de fabriquer la société de demain, oui Monsieur, la société de demain. La plus grande utopie cachée du XXIe siècle, la seule valable. L’idéal serait, voyez-vous, que chacun devienne le juge de l’autre, et en même temps qu’il n’y ait jamais aucun jugement d’émis. Des juges et aucun jugement : on serait tous en train d’attendre dans le couloir de la mort, mais la société n’y ressemble-t-elle pas déjà un peu. » Il sourit.

« L’unique question qui me restait, fis-je, était de savoir si le système était aussi dégueulasse de l’intérieur qu’il ne l’est de l’extérieur, et je vous remercie, Maître, de m’avoir apporté la réponse. Maintenant que je suis fixé, je vais pouvoir aller vomir. » Je me levai.
« Vous avez raison, ça fera à manger aux corbeaux. À bientôt ».
Son bureau se trouvait dans l’enceinte du tribunal, je n’avais qu’à ouvrir la porte. Des tonnes de papiers, des épaisseurs de dossiers se dressaient devant moi, formant une tour de Babel d’un certain genre, plus stupide que la précédente. Et je vomis là dedans tout ce que je pouvais.


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