Modiano – comment savoir ?

26 février 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano, éditions Gallimard.

C’est fou comme, de loin, la tour Eiffel a l’air d’une vieille épingle, prête à percer un ciel en ballon un peu trop gonflé.
La grille de mots croisés remplie, la tasse Le Lion fumante sur une de ces tables en plastique qui fleurissent le long des campings l’été en métropole, j’attendais la venue d’un ami d’un ami qui pouvait m’éclairer sur la teneur des documents que j’avais apportés. Le passage d’un poids lourd dans la rue fit vibrer le plancher. Saint-Denis a toujours fourmillé de ces recoins improbables, de ces endroits qui ressemblent à des soutes de navire en partance, faiblement éclairés, presque déserts, entre deux routes, en bordure de parking.
La petite voix aigre de la fille du gérant, par-dessus le froufrou du ventilateur Liu Import, m’interpela : « Tu as vu mes petits chats ? » De la table mitoyenne, elle les désigna du geste, ils s’étiraient gracieux au pied des chaises. L’un était auburn, l’autre paille. « Ils sont mignons, ai-je souri. Comment s’appellent-ils ?
– Kouli et Bali », m’a-t-elle répondu. Nerveusement, j’ai ri. L’établissement, situé à deux pas du Palais de Justice de Champ Fleuri, fait un café un peu fort.

Le pote est arrivé, un gars un peu zombi, à demi effacé, souriant toujours, comme pour s’excuser d’avoir si peu à exister. Ce qu’il dit ordinairement est sinistre, mais il le fait passer en riant, d’un petit rire sec qui ressemble à un hoquet. À chaque fois, il me fait penser à un faussaire en manque d’affaire.
Il commande un cari volaille qu’il agrémente d’une Dodo. D’une manière que je trouve aussitôt un peu trop directe, je le lance sur l’affaire qui m’intéresse, je lui dis qu’on ne trouve dans aucune des librairies de La Réunion le livre que je cherchais, que personne n’avait lu ce bouquin dans l’île. Il ne m’en restait que quelques photocopies du temps où j’étais à La Sorbonne. Je les lui tendis. La Sorbonne formait dans ma mémoire comme un petit point noir pas plus gros que la fourmi dont la vie s’était arrêtée à la page 143, lorsque l’ouvrage s’est refermé un peu trop précipitamment sur elle. Sa course s’est achevée sur le mot « souffle ». Souffle : n’était-ce pas intrigant ?, lui dis-je.
« C’est tout ce qui me reste de ce livre dont je n’ai plus le titre. L’histoire d’un type amnésique… Comment s’appelle-t-il, déjà : Jimmy Stern, Pedro McEvoy, ou peut-être Guy Quelque-Chose ? Il essaie de se souvenir de son passé. Il tombe alors, dans l’enquête qu’il mène, sur le médecin qui l’a soigné, et puis une infirmière qui ressemble plus à une ancienne actrice américaine qu’à une infirmière parisienne. Tous deux se montrent réticents, ils ne peuvent finalement s’empêcher de lui avouer, bribe par bribe, la vérité de sa vie…
– Pourquoi ?
– Mais, parce que, déontologiquement, on ne peut pas mentir à un patient.… Jusqu’à ce qu’il découvre que son amnésie a été produite par une chose horrible, alors qu’il était écrivain. Avec la mémoire, il retrouve le motif de son suicide manqué, ce qui le fait replonger… »
Mon interlocuteur fit signe qu’il s’en rappelait – à moins qu’il ne s’agît d’un tic de la bouche. Enhardi, je poursuivis : « Tu te souviens de ce moment, cette rencontre mémorable entre ces deux amnésiques qui font semblants de se reconnaître, et qui n’arrêtent pas de se tromper ? » Je ris.
« Non », me répond-il.

Je lui montrais la mention manuscrite sur les photocopies que j’avais conservées : un envoi à un certain Georges Escouffié, suivi d’une signature illisible, sans doute celle de l’auteur qui paraissait hâtive, comme s’il avait eu à prendre un train. Je m’empressai de préciser que certains étudiants étaient payés l’été par de vieux bouquinistes à imiter des signatures d’auteurs afin de les faire vendre plus chers…
« Arrête, rétorqua mon interlocuteur en souriant de tous ses chicots (noirs et hésitants comme le vieux Paris de Modiano), on dirait que tu es sur une plage et que tu soulèves chaque grain de sable pour savoir ce qu’il y a dessous. … Personne à La Réunion n’a lu ce livre, excepté Jeannot, un vieux prof de philo un peu gaga » qui avait pris sa retraite sur les hauteurs de Piton Saint-Leu.

Le week-end suivant, à bord de ma Fiat Uno bleu de Prusse, je serpentais sur les hauteurs de l’ouest, le long des routes départementales en lacets.
Jeannot avait connu Patrick Modiano, dans les années 70, quand le romancier traînait ses guêtres dans le 8 ?, près de la gare Saint-Lazare : « une longue silhouette en pardessus gris. Il plissait des yeux, il était légèrement astygmate. Un drôle de type, de ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une traînée d’écume comme ces bateaux qui traversent l’océan… » Du reste, il se souvenait mal de ce livre : « Rue des enfants tristes, bredouilla-t-il,… ou des boutiques obscures ?, je ne sais plus. Mais je me souviens d’une syntaxe légère, un peu écumeuse aux commissures des lèvres. Une écriture un peu comme un regard absent. Un de ces livres qui finissent par disparaître chez un ami, ou un bouquiniste cacochyme, et dont il ne reste plus que le marque page : un lacet de chaussure, en cuir odorant. Et une trace rouge à la 54e page : peut-être du sang ou du jus de pitaya, qui sait ?, page écornée avec un nom souligné…
– Oui, rétorquais-je, comme un bouquin trouvé sur la table de la salle d’attente d’un médecin de province qui s’est absenté. Comment s’appelait-il, déjà, ce médecin du temps ? »


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus