« Mon silence n’est pas votre silence »

11 mai 2017, par Jean-Baptiste Kiya

Le Cri de la mouette d’Emmanuelle Laborit, éditions de la Seine.

Le piège le plus perfide, le plus insoupçonnable que l’on puisse tendre à une personne, c’est de lui infliger une expérience telle qu’il ne lui est laissé aucune possibilité d’en retrouver le fil, d’en sortir, de la raconter : parce que raconter cela reviendrait à se nier soi-même, à se détruire. Ainsi le parcours d’Emmanuelle Laborit a-t-il été balisé d’indicible. Mais j’en connais qui sont allés plus loin dans cette coquille vide dont le parcours fait croire que l’on progresse, alors qu’il va en rétrécissant, et qu’il contraint à tourner sur soi-même de façon de plus en plus étroite autour d’un point aveugle qui obnubile. Là, d’expérience, la justice n’est d’aucun recours. Elle ne comprend rien. Elle enfonce plutôt, thuriféraire alors de ce qu’Ibsen nommait la « skinnmoral » - mot-à-mot la « morale de la peau »-, c’est-à-dire une morale reposant sur les apparences.

Cette Skinnmoral, pour s’en tenir à l’expérience d’Emmanuelle Laborit, c’était demander aux sourds de faire semblant de ne pas l’être. « Sourds », terme qu’ils revendiquent, car « Mal entendant ? Est-ce que c’est mal ? Est-ce qu’il faudrait dire ‘bien entendant’ pour les autres ? »

L’histoire fut celle d’un long combat. 1620, un moine espagnol invente les rudiments d’une langue des signes, que l’abbé de l’Épée, au sein d’un institut spécialisé, perfectionne. La renommée de ces travaux est telle que Louis XVI, et à sa suite toute l’Europe, s’y intéressent. Le XIXe siècle, le siècle bourgeois s’en offusque. En 1880, le congrès de Milan tranche, interdisant tout usage du langage des signes, qualifié de « mimique », de « langue de singes », au prétexte qu’il est indécence, violence, qu’il empêche les sourds de parler. Il fallait entendre la voix que Dieu avait inculquée aux hommes. À la langue de singes, on substitua la méthode du perroquet :

« On obligea des générations d’enfants à articuler des sons qu’ils n’avaient jamais entendus et n’entendraient jamais. On a fait d’eux des sous-développés. Médecin, éducateurs, Églises, le monde des entendants s’est uni avec une violence incroyable contre nous. Seule la parole était reine. »

Emmanuelle Laborit suivit une scolarité en école oraliste, classe d’ « intégration » : pédiatres, ORL, orthophonistes soutenaient alors que seul l’apprentissage du langage parlé pouvait aider les sourds à sortir de leur isolement. Et pour cela puisse marcher au mieux, il fallait les isoler : langage des signes banni. Le sourd devait s’adapter au monde entendant par persuasion ou alors par force. Laborit détaille cette violence de l’école, et la révolte brouillonne des enfants qui la subissent :

« J’ai vu des sourds qui ont souffert toute leur enfance de cette humiliation, et qui ne sont pas complètement épanouis, même maintenant, dans leur langue. On sent le passé difficile. Peut-être parce que la langue des signes était interdite en France jusqu’en 1976. » Mais il fallut attendre le décret de janvier 1991 pour briser l’omerta, et permettre aux parents de choisir le bilinguisme pour leurs enfants. Un choix capital car il permet, souligne Laborit, à l’enfant sourd d’avoir sa propre langue, de se développer psychologiquement, et de communiquer en français oral ou écrit avec les autres.

Reste que l’auteure refuse le terme de handicap. Faut-il préciser que l’institutionnalisation du terme n’aide pas ? Le corps médical considère encore la surdité comme une maladie à soigner. La sécurité sociale rembourse les appareils auditifs, mais pas les interprètes.

À rebours, on peut se sentir, sans honte, ni gêne, inadapté à la société contemporaine, jusqu’à même aller au terme de handicap, tant sont prégnantes les valeurs de réussite, de performance, de compétition, de jeunisme. Le terme de « handicapé » n’a pas à faire rougir qui que ce soit. Gageons qu’il y a là une insoupçonnable voie de richesse.

La langue des signes est une langue 3 D. Elle utilise l’espace ; le corps est intégré, main, expressions du visage ; un haussement de sourcil induit une forme interrogative. Elle a une structure, une syntaxe, une grammaire, une poétique même, elle véhicule une culture à part entière. Emmanuelle Laborit le rappelle dans un récent entretien au Monde, le philosophe Jean Grémion écrivit : « La richesse de leur langue gestuelle est l’un des trésors de l’humanité ».

1880, on l’a dit, est la date du Congrès de Milan qui interdit le langage des signes, n’était-ce pas un signe aussi que la conférence de Berlin le suivait de peu ? Berlin qui organisa le partage du monde entre les puissances coloniales, et lança la « course au clocher », la conquête des territoires africains et asiatiques par l’invasion, la contrainte et la violence.

Au centralisme jacobin, dont la colonisation fut la conséquence la plus immédiate avec Napoléon, s’ajoutait la course européenne extracontinentale. La population africaine, asiatique, mais aussi les classes populaires françaises, parce qu’elles allaient au casse-pipe, les sourds à leur façon aussi, se retrouvaient piégés dans un processus aveugle de politique expansionniste.

« Je me compare, écrit Laborit, non sans raison, aux Indiens d’Amérique du Nord ; que les civilisations européennes et chrétiennes ont anéantis. Les Indiens parlaient beaucoup en signes gestuels eux aussi, tiens… bizarre. » Oui, les Amérindiens qui n’ont ni une culture orale, ni une culture écrite, mais une culture du faire, ainsi que les sourds, vont encore à l’étau du tous pareils, du tous comme nous.

Jean-Baptiste Kiya

Pour une écriture du handicap, cf. la rubrique « Handicapable ! »


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