Nasr Eddin Hodja, le gay savoir

30 juin 2011

Thomas Cathcart et Daniel Klein, avec leur “Kant et son kangourou franchissent les portes du paradis”, illustraient leur philosophie de blagues. Nasr Eddin Hodja procède de manière diamétralement inverse. Al Kindi, Farabi, Miskawayh, Avicenne et Averroès, tenants de la raison autonome, ont poussé aussi loin que possible le problème de l’accord entre foi et raison. Nasr Eddin, lui, pousse aussi loin que possible le problème de l’accord entre foi et déraison.

Né en Turquie entre le XIIIème et le XVème siècle, le maître a parcouru, sur son âne auquel il s’identifie volontiers, le Moyen Orient, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord, jusqu’en Pologne. Empruntant divers noms (Djeha au Maghreb, Ch’hâ en Israël, Srulek en Pologne, Nasroddine en Perse, Jiha, Goha ailleurs), il a laissé des traces indélébiles dans la conscience des peuples. Dans le monde arabe, ses histoires sont appelées « nawadir », c’est à dire « raretés » ou « perles rares » :
« Le mollâ Nasroddine entra, un jour, dans une boutique du bazar. Il s’approcha du comptoir derrière lequel était assis le marchand et lui demanda : — M’as tu vu lorsque je suis entré dans ta boutique ? — Oui, répondit l’autre, un peu étonné. — M’avais tu déjà vu auparavant ? — Eh bien, non, ma foi... — Alors comment peux tu affirmer que c’était moi que tu as vu ? » Le maître est là : dans la répartie. Comment peut on affirmer que Nasr Eddin est bien lui même, et non pas un autre ? Et nous mêmes : ne sommes nous pas Nasr Eddin à la place de lui-même ? Voilà la question.

Un ami me parlait, non pas de « perles rares », mais de clou. Il parlait du « clou de Nasr Eddin », « car ses histoires nous restent sous le pied, et il est difficile de les y enlever »...

À Mayotte, pays de culture musulmane, on retrouve notre Hodja : il a pour nom Banawasi. Le swahili dit « Abunu Wasi », « Bunu Wasi ». Une même aventure est arrivée à Renart, l’antonomase, le nom propre dit « le rusé, le malin ». Didier Leroy remarque que dès l’âge scolaire, les enfants des pays de langue persane lisent des petits imprimés d’histoires du mollâ. Grossièrement encrés, ils se trouvent dans n’importe quelle librairie d’Afghanistan, quand on ne les trouve pas auprès de marchands à l’étal sur les trottoirs de Kaboul. Ces historiettes, en abondance, de tradition soufie, présentent des réflexions très accessibles sur la logique, sur l’ontologie, sur le langage. Elles ne sont comparables à aucun autre moyen pédagogique, excepté sans doute les contes tch’an, mais avec une approche toute différente. Il se trouve qu’en France, on demande aux élèves de penser, sans leur dire comment...

Combien d’enseignants, à Mayotte l’orpheline, travaillent sur la structure logique des contes de Banawassy ou de Nasr Eddin ? La première action du néo colonialisme est d’induire une prétendue supériorité culturelle : c’est à dire d’enseigner à Mayotte comme on le ferait à Paris. On connaît le silence assourdissant du vice-rectorat qui ne livre à ses enseignants aucune information sur la structure des langues vernaculaires, aucun élément de culture populaire. Que fait l’enseignant à Mayotte ? Il acculture. Et après, de lever les mains au ciel, de se plaindre des mauvais résultats aux évaluations nationales. Il est demandé de la pertinence aux enseignants alors qu’il n’y en a pas dans les enseignements.

Il en va de même à La Réunion : évoque t on les zistoires de Ti Jean, celles de Birbal le Radjah, aux côtés de notre Ouléma ? Elles seraient bien utiles pourtant.

Nasr Eddin porte les titres de mollah, d’ouléma, de hodja, il incarne une façon de penser soufie, branche de l’islam mystique. La plupart de ces récits sont des portes ouvertes sur le mystère de Dieu, sur la découverte du sens caché, le batin. Une passe idéale pour étudier l’implicite, la parabole, le symbole et l’interprétation. Or, la France a la frousse de l’islam, ce qu’illustre à la perfection les allocutions des Marine Le Pen, des Guéant, des Renaud Camus et compères. La stratégie étant de tourner le dos aux Comores, parce qu’elles font peur : ne sont elles pas susceptibles de la pourvoir en intégrismes de toutes sortes ? Fazul Abdullah Muhammad, le leader présumé d’Al Qaïda en Afrique de l’est, n’était il pas Comorien ? Il est préférable de se tourner vers Madagascar la protestante, la dévastée.

Mais de tout cela, Nasr Eddin se moque bien : lui qui est éternel. Dans le pourtour musulman, on recense un certain nombre de ses tombes, elles sont toutes honorées comme celles d’un saint ; mais ma préférée se trouve en Anatolie, Turquie : le mausolée a une porte puissamment fermée, sans aucun autre mur. Nasr Eddin ou l’art du détour.

Un doigt pointe la lune, et tant pis pour ceux qui ne voient que le doigt.

Jean Charles Angrand


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