Nasr Eddin Hodja, un génial contemporain

5 septembre 2013

À la Cour de Tamerlan, raconte-t-on, Nasr Eddin, à la fois bouffon et premier ministre, se vantait de passer en précision les meilleurs archers du Prince. « Soit, nous verrons », fit un jour le Conquérant, et il ordonna que fussent convoqués ses meilleurs tireurs.

« Fais-nous une démonstration, Nasr Eddin ». Les cibles furent disposées. Un serviteur proposa un arc au Hodja. Le Sage, qui était un peu myope, se fit montrer la cible, ce qui fit rire l’assemblée. À chaque fois qu’il se mesurait à un archer, la flèche du Hodja passait par dessus la cible.

« J’ai gagné, j’ai gagné !, exultait-il.

- Ne vois-tu pas, crétin, qu’à chaque fois tu rates la cible ?, se récria le tyran.

- Précisément, rétorqua le Maître, moi seul vais au-delà de la cible ! »

Et, au vrai, les traits du Hodja vont toujours au-delà de la cible des mots. (Cette histoire qui ne figure dans aucun recueil du Maître s’y inscrit néanmoins pleinement).

Ce qui frappe à l’écoute ou à la lecture des histoires de Nasr Eddin, c’est la théâtralité qui imprègne la geste soufie, souvent couronnée par des prouesses de langue à double détente, où le langage sert de prétexte à l’action pour en dénoncer l’inanité. Le lecteur attentif observe qu’elles entrent la plupart du temps dans le cadre fixe de l’idéal classique des 3 Unités formulées de manière ramassée par «  le législateur du Parnasse  », Boileau, dans son Art Poétique :

«  Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli  »… Règles desquelles on disait qu’elles n’étaient fondées non «  en autorité, mais en raison  », et qui devaient être rassemblées sous le sceau de l’unité d’inspiration.

Les contes de Nasr Eddin se prêtent à l’adaptation théâtrale qui peut mettre en valeur les aspects ombreux du texte ; avec légèreté, elles passent la rampe.

En voici un exemple parmi d’autres. L’histoire originale est la suivante : «  On raconte que Nasreddin Hodja entra un jour chez un marchand pour acheter un pantalon. Il l’essaya, puis, réflexion faite, il l’échangea contre une robe qu’il décida de prendre.

Il était déjà sur le point de quitter la boutique quand le marchand le rappela et lui fit remarquer qu’il n’avait pas payé la robe.

‘C’est normal’, répondit Nasreddin, ‘puisque je l’ai échangée contre le pantalon.

-Mais le pantalon’, dit le marchand, ‘tu ne l’as pas payé non plus.

-C’est normal’, dit Nasreddin en s’en allant, ‘puisque je ne l’ai pas pris’  ».

L’adaptation peut fonder l’action sur la part manquante. Ainsi, la saynète au titre de « L’ÉCHANGE » :

« (La scène se passe dans une boutique. Un marchand. Nasreddin à la porte, côté coulisses).

Nasreddin  (aparté)  : -Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma femme. ( Silence, il fait la tête. ) Au marché, il y avait un bel âne. L’œil profond, la lippe belle, le poil luisant. Je n’ai pu m’empêcher de m’en porter acquéreur… Ma bourse est vide comme le ciel. Si je rentre à la maison comme ça avec mon âne, je vais recevoir une de ces volées ! À moins que Moustapha ne me fasse un crédit sans crédit. (Il entre dans la boutique).

Bonjour Moustapha, je voudrais m’acheter un pantalon. Qu’aurais-tu à me proposer ?

Le marchand : -Ah, Nasreddin, j’ai ce qu’il te faut. Regarde et touche ce tissu… Ou bien celui-là, un nouvel arrivage de Damas, c’est ce qui se porte le plus en ce moment. Ne te fais pas prier, essaye-le !

(Il lui met dans les mains le pantalon. Nasreddin fait semblant de l’essayer)

Nasreddin : -La coupe ne me va pas, ce n’est pas mon truc ; je vais l’échanger contre une robe.

Le marchand : -J’en ai du Panjab. De la dernière mode, très colorées… (Il lui en tend une)

Nasreddin, la prenant  : -Je te remercie.

(Sans payer, il part,)

Le marchand : -Eh, Nasreddin ! Tu n’as pas payé la robe !

Nasreddin , se retournant  : -C’est normal, puisque je l’ai échangée contre le pantalon.

Le marchand : -Mais le pantalon, tu ne l’as pas payé non plus !

Nasreddin : -Ben, c’est normal, puisque je ne l’ai pas pris !

(Il sort).

Le marchand : -Ben, logique… Mais il y a quand même un truc qui cloche. (Il a l’air de chercher.) »

Le tombeau de Nasr Eddin en Anatolie fut bâti selon ses propres plans et sous sa direction. Les fervents s’y rendent en pèlerinage ; on raconte qu’à la vue de l’édifice, les pèlerins éclatent de rire. Au centre du modeste monument, se trouve un caveau percé d’un petit trou par lequel le Hodja regarde le monde. Je parie qu’il rigole bien.

 Jean-Charles Angrand. 

. Nasr Eddin Hodja, La Soupe au piment et autres sublimes idioties, rapportées par Jean-Louis Maunoury, aux éditions Librio, collection Spiritualité.

Pour approfondissement, se reporter sur le site du journal, à la rubrique « C’en est trope ! », aux articles :
- « Nasreddine Hodja, variations sur un thème de Salomon » du 23 février 2012.
« Nasr Eddin Hodja, le gay savoir » du 30 juin 2011.


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