Nasreddine Hodja, variations sur un thème de Salomon

23 février 2012

Tout le monde connaît cette histoire, elle est plus qu’actuelle. C’est le bébé qu’on se refile avec l’eau du bain, le partage des richesses, la cherté de la vie, le rond-point de Gillot bouché mercredi.

La voici. Il est dit que chaque semaine, le roi Salomon rendait la justice sous un grand arbre. Un jour, deux femmes vinrent le voir. Elles se disputaient un bébé. L’une disait : « Cet enfant est à moi ! », l’autre répondait : « Non, c’est mon enfant ! » Elles lui demandèrent de décider à qui appartenait le bébé... Le roi répondit : « C’est simple, on va partager, chacune en aura sa part », et il prit son épée pour couper l’enfant en deux.

L’une dit : « Votre justice est grande, coupez-le ! », l’autre supplia : « Non, je lui laisse le bébé ! » Alors le roi donna l’enfant à la seconde.

Commentaire du rabbi Isaac Goldman : « Sur quel critère Salomon a-t-il jugé ? Des critères, il n’y en a pas. (...) Au total, Salomon a prononcé deux jugements pour une même affaire. Il n’a pas appliqué une loi, une tradition, un règlement, il a cherché une solution. Et c’est sans doute là une propriété de la sagesse ». Combien alors sont peu sages juges, directeurs et préfets, réfugiés derrière le mur des règlementations, des codes et des CRS ! Nul n’est censé ignoré la loi ; et pour cause : elle est illisible. Il vous faudrait 7 vies comme les chats pour la lire, et une mémoire d’éléphant pour la retenir !

L’instancia crucis : l’expérience de la croix est évoquée par Henri Pena-Ruiz. Il dit au sujet du jugement de Salomon : « Posséder, quand il s’agit d’un être humain, c’est renoncer à posséder comme on possède une chose. (...) Le glaive de Salomon a séparé le véritable amour de sa contrefaçon ». Et à propos, l’amour véritable se partage en combien de part ?

La version de Salomon reste à la fois topique et utopique.

Une vieille fable créole du Guyanais Alfred de Saint-Quentin met en scène deux chats qui se disputent un morceau de fromage. Notre Salomon qui vient est un rat, non affamé de justice, mais affamé tout court. Il apparaît, s’interpose, sépare les belligérants, mange le fromage. Repus alors, il se fait manger à son tour. Fable sur la bêtise humaine, qui, elle, est ô combien partagée...

Le protégé de Fouquet reste lui aussi proche des pâquerettes. Il sait croquer à merveille les gens de justice. Fable 9 du livre 9, “L’Huître et le plaideur” fait belle ouvrage : « Fort gravement, Perrin ouvre l’Huître, et la gruge/Ce repas fait, il dit d’un ton de Président : /Tenez, la Cour vous donne à chacun une écaille »...

On se plaint que le Capitaine du Concordia se mette à l’abri pendant que le bateau coule, mais qu’en est-il de la plupart des décideurs au parachute doré ? Olivier Lepâtre commente : « La logique de la justice est implacable : l’huître est un contenant et un contenu. Comme contenu, elle ne peut revenir qu’à un seul propriétaire : on ne coupe pas une huître. Visqueuse, elle y répugne. Perrin mange. Comme contenant, l’huître en revanche est divisible : chacun des pèlerins repartira avec une écaille : figurant ironiquement les plateaux égaux d’une balance de justice ». Le Symbole fait victoire, et le gain va au juge qui se nourrit d’huître et de querelles.

Jean de La Fontaine, marqué par l’arrestation de Nicolas Fouquet par un Louis XIV jaloux, vise l’abus de pouvoir et la « clause léonine » à travers la fable 6 du livre I : l’enfant du début reviendrait alors à Salomon ou à l’État qui en ferait soit un bon serviteur, un esclave ou un soldat. La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion partagent leur gain en 4 : le Lion prend la part qui lui revient, « La seconde, par droit, me doit échoir encore :/Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort./Comme le plus vaillant je prétends la troisième./Si quelqu’une de vous touche à la quatrième/Je l’étranglerai tout d’abord. » Le tour en est joué : l’eau va au fleuve et l’argent à l’argent. Les variations du fabuliste sur le thème du jugement de Salomon correspondent à une réalité encore très en cours.

Les versions soufies abordent les choses d’une autre façon. Toujours très fataliste, une histoire de Nasreddine, relevée par Jean Muzi, porte en titre : “Les lois du partage”. Les lois du partage sont les lois du naufrage. En voici le récit : « Des enfants avaient volé un sac de noix et se querellaient en tentant de les partager. Nasreddine Hodja passa près d’eux au moment où ils en venaient aux mains. II offrit son aide. - Le partage peut s’effectuer de deux façons, leur dit-il. Selon la loi des hommes ou selon la loi d’Allah. À vous de choisir !

- Selon la loi d’Allah, s’exclamèrent les enfants.

Nasreddine se mit à distribuer les noix au hasard, sans prendre soin de les compter. Il en donna trois à certains, cinq à d’autres, une grosse poignée à quelques-uns, en mit aussi dans son sac et le dernier des enfants n’eut droit à rien. Tous trouvèrent le partage injuste et protestèrent.

- Mes enfants, expliqua Nasreddine, c’est le partage selon la loi d’Allah : aux uns beaucoup, aux autres très peu ou même rien. Si vous aviez choisi la loi des hommes, le partage eût été plus équitable. »

Le partage des richesses selon la société actuelle tiendrait effectivement plus du droit divin qu’humain.

Mais, pour tenter de dépasser la platitude de ce pauvre — monde demeuré plat en dépit des efforts des Bruno, Copernic et Galilée pour arrondir les angles —, nous aurons recours à ce koân du maître japonais Dogen Zenji : « Le maître sait comment couper un chat en deux, mais sait-il comment le couper en un seul morceau ? » - Tu as raison !, répondrait en cela Nasreddine, le Hodja.

Jean-Charles Angrand


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