Non, mais, allô quoi !

17 novembre 2016, par Jean-Baptiste Kiya

- … Allô ?… Je t’entends mal… Oui… Non… La communication depuis La Réunion, c’est pas ça, Fabrice. En plus y a de l’écho. Remercie-moi de ne pas t’appeler de Mafate. C’est où Mafate ? Non, je te disais simplement, Fabrice, - et là tu m’entends ? - que t’as rien compris à la stature d’Alceste ! Ce que tu ne te permets pas de faire sur les planches tu le fais dans ton bouquin, tu… Non, et puis, qu’est-ce qui t’a pris ? Un bouquin… T’es un acteur, Fabrice, un causeur, immense, un réciteux, un gloseur fourmilleux, si tu veux… pas un plumitif. Tu le sens toi, le public, tu l’as, quand il lâche, tu le prends au collet, tu le déménages de fond en comble, tu l’assaisonnes, tu l’hameçonnes… Habité comme tu es, pythie aux gestes d’Orphée… Mais un bouquin là, arrête : c’est autre chose, c’est un autre boulot, un bouquin… C’est pas le même gars : le lecteur, c’est plus ingrat, le lecteur, il finaude, il inspecte, il hume quoi, avant d’humecter son doigt ! Goûteux jusqu’au bout des ongles, il recrache quand c’est pas bon. Il suffit que tu relâches un tantinet, et ça y est, il repart par une force excessivement contraire à celle que tu y as mise toi pour l’attirer, comme un élastique, ouais. Y pas à dire, il se fignole, le lecteur, tandis que le spectateur, lui, il a le derrière collé à la chaise, il reste au moins par paresse et par désœuvrement au premier rang, il a pas envie de faire se lever toute la rangée, il est coincé, tu peux le cuisiner, le faire dégorger. Mais le lecteur, c’est une autre paire de manches. La diction d’abord, il s’en fout, le sourire, la gestuelle… Non, mais le prends pas mal ! J’dis ça pour toi.

De toute façon… Arrête : le Misanthrope, t’as pas le droit de casser la baraque comme ça… Réduire Alceste au portable, tu déraisonnes ! Tu l’assassines là sur scène, faire ça à Molière, quand même !… T’as rien compris au retirement d’Alceste ! Je te lis : écoute : « Philinte fonde le principe de l’intelligence adaptée et Alceste celui d’une vitalité intempestive, ridicule, pathétique qui, pendant des années a été l’exemple du révolté ». C’est toi qui l’a écrit, non ? Bon ben c’est pas bon, ça. Faut pas déconner… Si, tu déconnes !

Attends, j’ai pas terminé : tu fais figurer en exergue : « -Ah ! sollicitude à mon oreille est rude : il pue étrangement son ancienneté. - Il est vrai que le mot est bien… » Femmes Savantes, Acte II, scène 7. Non, ce que je te dis, c’est pas du Dandrey ! Mais oui, je sais bien que t’en as rien à f… Je te dis simplement que Molière tient tout entier dans la critique du langage. Tu écris : Molière, « c’est une langue en marche », et moi je te dis, Molière c’est des langues qui se cassent la gueule, comme Sganarelle avec Dom Juan, quand il veut démontrer l’existence de Dieu et qu’il marche dans la crotte. D’accord, il y a une dialectique, limitée. Hein ? Je sais ce que tu as dit : Penser est le contraire de jouer. Précisément, habite, Fabrice ! Joue, récite, glose, la scène c’est fait pour toi, mon lardon.

« Le moindre solécisme en parlant vous irrite :

Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. »

Chrysale se récrie encore : les « gens à latin,

Et principalement ce Monsieur Trissotin.

C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées,

Tous les propos qu’il tient sont des billevesées… »

Tout à fait : l’amour est un sot qui ne sait pas ce qu’il dit. Le Dépit Amoureux. Et la donjuanisation de Sganarelle, en exposition, la tirade du tabac, repompée à la cuve sur celle de son maître. Et lorsqu’il veut démontrer l’existence de Dieu, et que tout se mue en crotte, il tombe dedans. C’est l’impossibilité du langage personnel, ça ! D’accord, l’impossibilité de la cause aussi, il n’y a de diagnostic que dans la relation.

Alors critique du discours médicastre, pédantesque, mirlitonesque, tragique : Harpagon qui lance « Où courir, ou ne pas courir ? » comme Hamlet son « to be or not to be ? » ; « D’amour, vos beaux yeux me font mourir, belle marquise ». La fumisterie du Médecin malgré lui : « Je tiens que cet empêchement de l’action de la langue est causé par de certaines humeurs qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ». Critique du discours qui repompe du discours aussi, ceux des « fripiers d’écrits », des « impudents plagiaires ! », les estropieurs d’Horace, quoi ! Les pédants, les Trissotin, trois fois sots.

Tout ce langage paravent qui se pavane là comme des chevaliers inexistants dans des habits de controverse, à travers desquels perce le vide, sitôt qu’ils présentent un accroc.

Bien évidemment, c’est au nom du corps que Molière critique le langage ! « Cachez ce sein que je ne saurais voir », le langage trahit le corps qui tente de s’y dissimuler. L’ethos contre le pathos.

C’est pour ça qu’Alceste est un personnage tragique égaré dans une pièce comique. Tragique parce qu’il ne tient pas compte du corps. S’il essaie d’oublier son corps, son corps ne l’oublie pas : il est amoureux comme pas un, comme l’avare. Il est ravagé et ne le supporte pas. Oui, Alceste c’est la statue de pierre de Dom Juan, un nouveau Commandeur réduit au silence… Le silence comme condamnation de la parole vaine. Ca sent son vanitas, n’est-ce pas ?

Mais non : entre le retirement de Philinte et celui d’Alceste, je ne penche pas plus vers celui d’Alceste que celui de Philinte. S’il te plaît, pas la comparaison avec Sainte-Colombe ! Mais moi aussi, je préfère Marais… Je te dis simplement que ce n’est pas une comparaison, c’est une fuite ! Tu, tu as le tort de croire que Molière se met dans un personnage, et toujours le même. Philinte est médiocre, tout le monde peut être médiocre, mais tout le monde n’est pas Molière ! Molière échappe à ses personnages, on ne sait pas où il est, et surtout pas dans l’un de ses personnages ! Non seulement, il tape sur tous les discours préformatés, mais en plus il les fuit tous, tiens ! comme Alceste !… C’est pas vrai, il ne dit rien dans ses préfaces, il remplit un vide, il mondanise, c’est un grand imitateur, Molière, comme ces personnages !

Là, je suis bien d’accord, le théâtre de l’absurde descend en droite ligne de Molière… Comme le singe descend de l’homme ? Je sais Fabrice, « théâtre de l’absurde », c’est un pléonasme : quoi de plus absurde que le théâtre ? Mais oui, tout le temps en train de pleurnicher sur lui-même… Un théâtre vide, c’est ça ? Vidé de sa substance – et, et tu sais à qui sert ce vide ?… Exactement !… Bien sûr… Voilà ! C’est pour ça que… Allô ? Allô ?… Oh ben zut alors : plus de crédit…

Jean-Baptiste Kiya

Comédie française (ça a débuté comme ça…) de Fabrice Luchini, éditions Flammarion.


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