On ne parle qu’aux riches (1)

17 mai 2018

99 F (réédité 14,99 €) de Frédéric Beigbeder, éditions Grasset.

À ma banque, il y a un aquarium.
Avant il était tout rutilant et éclairé. On ne voyait que lui à l’accueil, pétillant de bulles et de couleurs, juste à côté de la réceptionniste, qui était aussi pimpante de maquillage que lui.
Aujourd’hui, la réceptionniste a disparu - restriction budgétaire ; elle a été remplacée par des cartes de retrait. En cas de questions sur la gestion de votre patrimoine, vous pouvez prendre rendez-vous par téléphone ou internet avec votre conseiller financier dans un de ces bureaux à l’américaine aux murs de verre, de sorte que tout le monde voit comment vous vous en usez avec lui. Plus question, de se décrotter le nez, de se balancer sur sa chaise, ou d’opérer des contorsions savantes pour se faire craquer les vertèbres. En l’absence de clientèle, on devine les gestionnaires faire semblant de brasser de la paperasse d’un air inspiré.
À présent, la banque a des allures de hall de gare, ça entre, ça sort, plus de ‘bonjour’, plus d’ ‘au revoir’, plus de sourire, rien qu’un mur couvert de pubs avec des mannequins hilares et sautillants, qui n’ont aucun problème de peau, ni de soucis bancaires ; ils vous jettent leur joie à la figure et vous font maudire votre… Je m’oublie, là.
Relégué sur un meuble du fond, on ne remarque presque plus l’aquarium qui faisait tant rêver. Des micro algues vertes ont colonisé les parois de verre, un des rares poissons rouges restant a un sac qu’il traîne derrière sa nageoire caudale. Il tourne en rond ; je me le figure comme une bulle financière, qui un jour éclatera, et on retrouvera le poisson ventre à l’air à la surface. Noyé dans sa propre déjection. C’est inévitable, et à ce moment-là, la banque fermera.
Mais pour l’heure, elle file de beaux jours, si toutefois je m’en fis au livre informé de Beigbeder, que je lis par désœuvrement.
Octave, dans le bouquin et dans la vie, est publicitaire ; il s’en vante :
« Eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais : ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois modes d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve »…
Pas le moindre mot sur l’obsolescence programmée, c’est d’ailleurs pour ça que ma vieille caisse est tombée en panne. Depuis qu’elle est à la réparation, j’ai le temps de lire du Beigbeder : rien de mieux à faire quand on n’a rien à faire.
Je reprends :
« Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisé ‘la déception post-achat’. Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. Pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l’inassouvissement »…
Je lève les yeux un instant, j’ai laissé la bagnole à un garagiste du coin qui a racheté un grand terrain tout près de la route pour agrandir son entreprise.
Le dépanneur nous avait déposés, la voiture, moi, et la gamine qui avait hâte de monter ‘dans la nouvelle voiture de papa’ (le véhicule de remplacement) ; l’assurance m’a stipulé qu’elle ne pouvait prendre en charge le retour au domicile, attendu que le véhicule déclaré en panne l’avait été sur le parking de son propriétaire (pouvait pas me le dire avant ?), il m’a indiqué qu’ils allaient se charger de me trouver un véhicule de courtoisie. Il me rappellerait dès que ce serait fait. Je vous en prie.
Attendant le taxi, j’ai demandé à mon garagiste où il en était de son divorce. “Pire qu’avant”, c’en est suivi une diatribe sur les ‘petites marchandes de rêves qui les font payer bien chers’, conclue, lyriquement par : “Mourir en rêve, se réveiller vivant - mais en quel état, voilà notre sort !…”
Puis on causa tempête, celle qui a fait chuter un de ses containers sur sa camionnette.
- Et tes chiens, ils n’ont pas souffert de la crise du chikungunya, avec l’épandage ? Ma voisine a eu ses deux Malinois crevés.
- Je suis dans un chemin privatif, ils ne sont pas venus jusqu’ici. Mais, ils n’ont pas tué que des moustiques. Les journaux ont rapporté que le produit était entré chez une dame, qu’elle a été prise de vomissements et de vertiges ; elle a été transportée à l’hôpital.
- Je suis persuadé qu’il y a une flambée de gamins atteints de problèmes de santé depuis. La génération chikungunya est entrée au collège cette année…
- C’était une expérimentation du gouvernement…
- En Guyane, les gosses du lotissement couraient après le 4X4 de démoustication… Ça se passait en fin de journée. Le produit écœurant, diffusé à haute dose, rentrait par le parpainage ouvert en haut des murs. On allait se réfugier dans la chambre… Et toutes ces femmes enceintes qui ont respiré cette cochonnerie… Le Malathion qu’ils appellent ça. Dire qu’on mangeait le maïs et le manioc du jardin… Après l’opinion publique s’émeut de l’explosion des cas de syndromes autistiques…
Le garagiste regarda dans le vague, et, fataliste, fit : - S’attaquer à l’État, c’est perdre son temps…

Jean-Baptiste Kiya


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus