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Orphelin volontaire - Erri De Luca

jeudi 18 septembre 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Le poids du papillon d’Erri De Luca, en Folio.

Les animaux, chien et chats, avaient pour vocation de légitimer et de revendiquer la foncière animalité qui était le lot de la famille. Les colères paternelles se trouvaient justifiées par les aboiements intempestifs des chiens. La soumission maternelle, comme les crises de haine rentrées, les incohérences affectives, pouvaient passer pour une attitude de chat. Ces divers comportements furent intégrés par les enfants dans un panel d’attitudes qui pourtant n’était pas complètement du ressort de l’humain, en tout cas ni applicable, ni même observable à l’extérieur du foyer dans les relations avec autrui. Il n’en fallait pas davantage pour que ces enfants, en quête de leur autonomie, réapprissent la relation avec des hésitations et des méfiances qui sans doute appartenaient - à leur tour – à l’animalité.
Comparés aux animaux, ces enfants étaient propres ; comparés à d’autres enfants ils ne l’étaient pas.

Le silence dont la famille était imprégnée n’appartenait sans doute pas complètement à l’humain, il faisait plutôt penser à celui de la meute où les existences se juxtaposent plus qu’elles ne se traversent, du moins aujourd’hui le voit-il ainsi. Car derrière l’animal de compagnie, pas loin, se trouve, n’est-ce pas ? L’animal sauvage qui peut ressurgir à tout moment. C’est de là que je tiens cette méfiance, et cette fascination pour les animaux, sans doute avec, là encore, le défaut commun de les humaniser, le défaut de l’anthropocentrisme. Mais ma méfiance la plus aiguë va sans aucun doute au cheval qui a l’étrange docilité de se laisser monter dessus. Aucune amitié ne saurait justifier qu’on se laisse monter dessus.
Le personnage de la longue nouvelle, Le Poids du papillon, jamais nommé, n’est pas un cavalier, c’est un chasseur : il se mesure à l’animal dans la traque et l’affût. Il choisit la confrontation. Avec la nature, avec la bête, et la nature de la bête. Lui aussi est orphelin par choix : orphelin d’une révolution manquée ; de là, orphelin de la société, orphelin de Dieu. Orphelin de l’amour aussi : « Devant les femmes, les mâles se rengorgent comme des pigeons. Les hommes dérapent devant les femmes, entre aumône et fanfaronnade », constate-t-il. Cet homme mûr a opté pour la solitude et l’écart avec l’idée forte que seules les pensées tiennent compagnie.

L’animalité n’est pas vue ici comme une justification. Le récit positionne l’homme et la bête sur des plans parallèles sur lesquels se tissent des analogies. Ensemble ils font partie d’un équilibre aveugle où le dépassement et la maîtrise de soi est le seul héroïsme possible : un héroïsme vide qui renvoie au seul repère de la conscience de ses possibilités, et donc de ses limites. On se mesure à soi, la bête donne la réplique à l’homme dans ce dialogue avec soi que la chasse institue. L’homme d’exception ne dialogue qu’avec lui-même par le biais de la nature dans laquelle il cherche son miroir, comme le chamois à sa façon dominant la harde et sa peur. À travers le mâle dominant, chez le braconnier, le saint et le bandit se retrouvent sur ces hauteurs désertes.
Car avec les avalanches, les pics et les crêtes, une verticalité froide se met en place, qui est à la fois élévation et chute. Le chamois incarne cette légèreté verticale, il sait en faire une grâce : « Les mâles ne broutaient pas, ils bondissaient dans des courses saccadées pour voler une odeur à l’air immobile » ; « ce n’était pas une descente, mais un arpège » ; « C’était le vent vêtu de pattes et de cornes… » Au sommet, au haut de la montagne, les pensées sont comme des nuages ; s’offre à pleines poignées le trésor des étoiles qui luisent comme des pierres précieuses.

Mais dans cet élan commun, une différence essentielle se creuse : ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est le temps : « L’homme sait prévoir, croiser l’avenir en conjuguant sens et hypothèses, son jeu préféré. Mais l’homme ne comprend rien au présent » : le présent c’est la bête qui le possède. Le présent est animal, il palpite comme une bonne grosse présence mystérieuse et sacrée.
Il y a dans ce récit de véritables réflexions adamiques, l’Innommé se fait le premier chasseur face à la première bête qu’il doit abattre, maudissant Dieu. L’écrivain figure là de deux solitudes qui s’affrontent face à l’incommensurable beauté et indifférence du monde. Et si le personnage se positionne comme l’Adam qui part à la chasse de la première bête, il figure aussi l’ultime chasseur, celui qui se met à chasser Dieu, et qui le perd au moment où il va l’attraper, un envers de Tobie.
Le paradoxe réside dès la personnalité de l’auteur : communiste qui s’abreuve longuement à la source biblique, assoiffé spirituel qui renie Dieu, la seule idée pourtant avec laquelle il serait souhaitable de se mesurer.
Orphelin, orphelin volontaire. Le genre de récit qui devrait fasciner ici : La Réunion n’est-elle pas l’île des orphelins ?


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