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par le Dr Raymond Vergès

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Outrage à outrance

jeudi 29 septembre 2011

Un casier judiciaire, ça s’écrit ; ne laissez à personne le soin de le rédiger à votre place. C’est Voltaire tâtant de la Bastille pour avoir répondu à un obscur Chevalier qui se gaussait du nom du philosophe. La postérité a gravé dans l’airain la répartie, des mots qui sonnent comme des claques : « Mon nom, Monsieur, commence là où finit le vôtre ! ».

Le XIXe siècle a la morale très sourcilleuse. Qui s’offusquerait aujourd’hui de “Marion Delorme”, du Roi s’amuse ou des “Châtiments” ?

“Les Fleurs du Mal” font condamner leur auteur et “Madame Bovary” jette Flaubert dans la fange des Tribunaux : les personnages sont ingrats.

Aujourd’hui, avec le triomphe démocratique, l’époque s’en donne à coeur joie, manne à avocats et joie pour les médias : la crème (Zemmour, Sarkozy, ancien avocat d’affaires, Guéant, Le Pen, etc.) fait valser les plaintes. La guerre sociale bat son plein, et avec davantage d’ardeur sans doute ; notre époque s’accélère.

Il suffirait de faire sauter la digue de l’article 226 du Code pénal, pour que la vague envahisse toute la société dans la stupeur. Le candidat Sarkozy ne souhaitait il pas délégiférer ?

“La Lettre au garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage” de Romain Dunand et Jean Jacques Reboux fait d’ailleurs une proposition en ce sens. Elle s’appuie sur des chiffres, des constats, et des expériences. Elle cite l’analyse du vice procureur de Bordeaux : « Les parquets sont désormais saisis de ce seul fait là, alors que, par le passé, on poursuivait parfois pour outrage à l’occasion d’une autre infraction, plus importante. À l’heure où l’on réclame un taux de résolution de plus en plus élevé : ce sont des affaires rentables, puisqu’une poursuite pour outrage à agent est par définition aussitôt résolue ». Le site Regarde à vue, cité par les co auteurs, enfonce le clou : « Ça rapporte plus de choper des citoyens lambda pour des raisons fumeuses que de courir après le grand banditisme. Avec l’outrage, ça fait un bâton dans la statistique. Un bâton qui vaut autant que l’arrestation d’un gros dealer après six mois d’enquête et de pistage ».

La rédaction de ce petit livre lettre a bien entendu pour origine des expériences. Dunand, militant réseau Éducation sans frontières, touché par l’arrestation d’un sans papier se fend d’un courriel à l’intention de Guéant, alors directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur. Le mot est écrit en style assez plat, exception faite d’un court paragraphe où la littérarité s’invite : « Voilà donc Vichy qui revient. Pétain a donc oublié ses chiens ! ». Lyrisme, ironie et métaphore : faux ou pas (cela se situe au dessus), ça a du souffle. Notons que le regard inquisitorial ne s’est arrêté que sur cette seule ligne. Bonne nouvelle pour la littérature : l’ironie est toujours efficiente. Mauvaise nouvelle, c’est que le procédé de la métaphore n’est pas saisi. Elle est prise au pied de la lettre. Rappelons au Gouvernement que la métaphore est une comparaison sans outil de comparaison, que comparaison n’est pas raison. Autrement dit, il n’y a pas un rapport d’identité absolue entre comparé et comparant, mais seulement des analogies. Seulement, au lieu de demander au professeur une réflexion basée sur des développements précis et scientifiques sur les similitudes et les différences entre le régime de Pétain et la gouvernance de Sarkozy, le jeune prof se voit infliger de 800 euros d’amende... pour outrage. Tout sauf pédagogique.

Nous regrettons le temps d’un De Gaulle où, lors d’un meeting, pour répondre à la fine injonction « Mort au con ! », il se fendait d’un désabusé « Vaste programme... ». Nous regrettons Chirac qui, lors d’une foire agricole, agressé par un « Connard ! » rétorqua sourire dandy : « Enchanté. Moi, c’est Jacques Chirac... ». La France avait toute autre allure (sans se faire d’ailleurs beaucoup d’illusions sur ce qui se passait après, les rieurs disparus) : au moins elle répondait au mot par une répartie, non par un procès.

Pour Reboux, c’est différent. Lors d’un banal contrôle routier, il écope d’un « PV imaginaire » et traite le policier de « canard ». Plaintes, replantes, contreplaintes et complaintes.

Nous observerons UN que les plus canards ne sont pas ceux qu’on croit. DEUX imaginez un univers rempli de canards. Combien y aurait il de coins ? Avec les petits coins, les gros coins et les gros culs-de-sac ; pas évident. Cette expérience, Reboux l’a faite un peu tard. Certains ont appris, dès l’enfance ou l’adolescence, pour des vétilles, qu’il ne faisait pas bon de taquiner la force de l’ordre, qu’il est plus sage de ne pas sortir d’un ton et d’un champ lexical absolument neutres.

L’incident ne peut faire oublier certaines réalités : la police est un des métiers qui voit le plus fort taux de suicides, il lui est demandé des résultats coûte que coûte, et en même temps ses effectifs se réduisent comme peau de chagrin, beaucoup de gendarmes se montrent très critiques vis à vis de leur hiérarchie quand ils ne se sentent pas écrasés par elle, leur travail leur laisse peu d’initiative, la police fait constamment face à ce qu’il y a de plus difficile dans cette société : elle essuie constamment l’insulte des politiques aberrantes de ghettoïsation et de guerres sociales depuis des décennies. Les vrais canards sont oiseaux de plus haute altitude.

Dans la liste des outragés outrageurs, je me vois contraint de me ranger aux côtés de Dunand et Reboux. Pour avoir troussé une lettre de 20 pages, intitulée « Merci, M. le Juge », production littéraire que je classe à côté de certaines nouvelles dont celles publiées dans le “JIR” (du 17 juillet ou du 24 juillet 2002...), je suis convoqué à répondre
d’outrage à magistrats (procureur, on se demande bien pourquoi, et vice président de chambre d’appel). Devant l’exiguïté des questions qui me sont posées, je réponds par écrit au moyen d’un dossier documenté d’une centaine de pages. Le laps de temps est tel entre la réception de la lettre délictueuse et la déposition que le magistrat est déjà parti en pré retraite... C’est ce qu’on appelle le débat contradictoire. J’ai eu beau demander par la suite où le traitement de cette plainte en était, nada. Exposer les choses posément ne sert de rien ; il n’y a que l’ironie qui soit encore perçue — et mal. Signe des temps : entre le silence et la blessure, la communication, dès lors qu’il y a tension, ne se fait plus. Lorsque M. Bilger défend la justice à Paris, sait il ce qu’il défend ?

Jean-Charles Angrand


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