Partie nulle, nul n’est parti

21 juin 2012

Ah, si les hommes pouvaient seulement imiter les arbres : prendre racines et s’élever vers le ciel ! Dire qu’on est une espèce supérieure. Mais supérieure à quoi ?

Pauvre XXe siècle qui s’est bien délité. Au lendemain de la guerre, l’absurde, des faits, passe aux planches. Et c’est tout suant des cauchemars d’Auschwitz et d’Hiroshima que se réveille l’Occident. Fin de partie vient tout tiré des suaires de ces fantômes apocalyptiques. Il en a gardé la cachexie et la lividité.

Avec les camps, les Nazis avaient enfermé la littérature ; la fission de l’atome la bombarde, la troue, la réduit en pièces.

Un camarade me disait que les pièces de Beckett étaient comme les recueils de poèmes, qu’on pouvait commencer à n’importe quel endroit, « on a l’impression de n’avoir rien perdu ». Et c’est vrai, dès le début, la pièce est finie, et après, ça n’en finit pas de finir. Bien sûr, avant de partir, il faut dire quelque chose, et ce quelque chose fait 100 pages.

« Il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça » pourrait être l’esthétique du livre, et son résumé, cela : « Clou : - Quoi ? Hamm : - Tu sais ce qui s’est passé ? Clou : Où ? Quand ? Hamm (avec violence,) : - Quand ! Ce qui s’est passé ! Tu ne comprends pas ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Clou : - Qu’est-ce que ça peut foutre ? Humm : - Moi je ne sais pas ». Et le pire, c’est que nous non plus. Car il se pourrait que Fin de partie soit une pièce grammaticale sur l’Indéfini. Article indéfini, pronom indéfini, adjectif indéfini, et à partir de là ça contamine tout : le sous-titre aurait pu porter “Les combines de l’indéfini”. Quelque, un, l’autre, certains, des... Un non-événement parmi tant d’autres : « - Clov ! - Oui. - Qu’est ce qui se passe ? - Quelque chose suit son cours. (Un temps) » Traces à peine effacées d’indéfinis. « II y a tant de choses terribles. Hamm : - Non non, il n’y en a plus tellement ». Grouillent les « un temps qui marquent plutôt l’indécision du temps que le temps lui-même, et du langage. C’est comme un brouillard de mots qui vient jusqu’à nous : « Tu ne penses pas que ça a assez duré ? » Futur indéterminé et dévasté, dialogue creux et coupé, le langage vidé de sa substance, au fond duquel un comique de demi sourire surnage.

Et puis le classique thème du théâtre dans le théâtre reprit, décalé : « Clov (implorant) : - Cessons de jouer ! Hamm : Jamais ! » ; « Clov : - Quoi ? (Un temps.) C’est pour moi que tu dis ça ? Hamm (avec colère) : - Un aparté ! Con ! C’est la première fois que tu entends un aparté (Un temps.) J’amorce mon dernier soliloque », enfin, il s’exclame, avec nous : « Encore de
complications ! Pourvu que ça ne rebondisse pas ! » Car avec l’agonie du théâtre, c’est l’agonie du spectateur que Beckett représente à la perfection.

Le lecteur pourrait penser que Fin de partie est une pièce intelligente et dérisoire et, de fait, que l’auteur rabaisse l’intelligence. Nous aurions tort, pourtant, d’enfermer Beckett dans un passé illusoire, issu des désastres du XXe. Ce serait vouloir se débarrasser à bon compte de toute une oeuvre à la longue liste de titres moribonds : “Malone meurt”, “L’Innommable”, “l’Expulsé”, “La Fin”, Textes pour rien, “Têtes-mortes”, “Assez”, “Ouvrage abandonné”, “Le Dépeupleur”, “Sans”, “Pour finir et autres foirades”, “Ni l’un ni l’autre”, “Mal vu mal dit”, “Cap au pire”, “Soubresaults”, “Mirlitonnades”, etc.

Car l’oeuvre de Beckett est une formidable machine critique du monde actuel, par sa vision pessimiste qu’elle transmet de la civilisation occidentale : celle qui confond autonomie et solitude, qui demande davantage à ses enfants de réussir qu’à être épanouis, et qui fait de l’espace public un véritable non lieu, un désert, un no man’s land, comme l’abstention record des dernières élections le montre. Le tragique, c’est que la tragédie a désinvesti l’espace public pour se cantonner à l’espace du privé, au « huis clos », à l’enferme : d’abord au plus profond des familles, puis maintenant au plus profond des coeurs. Le monde moderne est l’intuition de “Fin de partie” : il a inventé la solitude infinie, dont la canicule de 2003, s’est fait l’écho et le révélateur. Et si Beckett est tellement écoeurant, c’est seulement parce qu’il décrit à merveille nos propres angoisses et les cauchemars de notre société pourrissante.

Hayao Miyazaki indiquait au “New Yorker” qu’une grande partie de la culture moderne était « légère et superficielle et fausse » ; je ne suis pas certain que Fin de partie échappe à la remarque, parce qu’il n’y a pas là de quoi ouvrir des perspectives exaltantes. La vie n’y est-elle pas présentée comme une longue maladie dont on ne guérit qu’avec la mort : « On est sur terre, lâche Hamm, c’est sans remède ». La grande découverte. Ce à quoi Cloyvrépond : « Quand je tomberai je pleurerai de bonheur ». À quoi ça peut tenir, le bonheur ! Même si la société actuelle n’a pas grand-chose à offrir, la jeunesse est en droit d’attendre mieux. Nul n’est parti, certes, mais on n’en revient pas.

P.S. : Félicitations aux électeurs de la 2nde circonscription de Mayotte qui ont su faire un choix hautement responsable.

Jean-Charles Angrand


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