Roger Vailland dans l’œuf ?

5 avril 2012

Ça aurait pu se fondre dans l’histoire de l’oeuf mystique. Car, sur une île plus qu’ailleurs, nous sommes dans l’Oeuf, en une sorte d’enfermement -pas d’autre échappatoire que d’en peindre l’intérieur, que d’en recomposer l’espace du dedans. Une Utopia. Roger Gilbert Lecomte, « phrère simpliste » du jeune Vailland, était l’auteur de la réflexion « Nous sommes une poignée de dix... Donnez-moi seulement cent étudiants et je détruis la Sorbonne, l’Institut, le Collège de France, et j’institue la Nouvelle Connaissance ». Vailland, comme Daumal, faisait partie de ces dix. Dans l’oeuf, il s’agit de peindre un ciel, des étoiles, un soleil, et pourquoi pas un autre oeuf pour, à la manière des poupées gigognes, installer un autre être, fictif, qui pourrait faire de même. À l’instar de Brahma, nécessité se fait de rompre l’oeuf par l’imagination. Roger Vailland, l’écrit pourtant dans son recueil de voyage consacré à l’île Intense, La Réunion est semblable à un oeuf. Qu’en sort-il ? Poussin, dinosaure, dragon ?

Dialogue sur les sommets de l’île avec un « Petit Blanc des hauts » : « Jusqu’à vingt ans, je n’ai pas cru à la France, remarque le Réunionnais. -Croire à la France ? -Oui, dit-ii. J’étais persuadé que la France n’existait pas. Ni les autres pays, bien sûr, ni même Madagascar. -Qu’est-ce qui existait ? -Ça, reprit-il. La Réunion. L’île. Rien d’autre. -Vous êtes allé à l’école ? -Oui, dit-il. Mais la plupart de mes camarades croyaient comme moi qu’il n’existait rien d’autre au monde. Rien absolument que notre île. -L’instituteur vous avait bien parlé des continents, des océans, des nations ? -L’instituteur était un ivrogne. -Il vous avait montré des livres, des images, des photographies... -Nous étions persuadés qu’il avait tout inventé, tout ce qui n’était pas l’île. -Les gendarmes, les forestiers ? La plupart viennent de France. Ils vous avaient certainement parié de la France ? -Nous pensions qu’ils s’étaient mis d’accord avec l’instituteur. Tous d’accord. Des histoires pour nous faire travailler. -La route arrivait déjà jusqu’à Cilaos. Vous aviez vu des autos. Ce n’est pas à la Réunion qu’on peut fabriquer des automobiles ! -On les répare bien ; pourquoi ne les fabriquerait-on pas ? Cet instituteur voulait nous faire croire que nous étions bons à rien. Il avait inventé les Français pour nous faire croire qu’il en savait plus que nous. C’était ce que nous pensions. -Vous alliez au cinéma ? Au cinéma on voit la France, l’Amérique, le Far West... -Le cinéma, c’est des inventions. (...) Si haut qu’on se place, commente le reporter-écrivain, si loin qu’on regarde, on ne voit que l’océan. Un océan sans marée, sans récifs, sans écueils. La limite entre le roc et l’eau est nette, constante, à toutes heures et en toutes saisons la même. Les fonds sont tout de suite très profonds. Rien qui puisse suggérer que la terre se prolonge sous les eaux et peut ressurgir ailleurs. Un océan qui est comme une muraille. » Puis, « à la limite de l’insularité, l’univers se confond avec l’île. » Roger Vailland aurait pu prendre là une direction, mais il ajoute que l’expérience du service militaire à Mada a contredit le jeune appelé. Il lui fallut admettre la pluralité des mondes. « Alors j’ai commencé à croire que c’était vrai. -Quoi ? demandai-je. -Tout, répondit-il. Le cinéma. » L’oeuf aurait pu être en neige, mystique, il devient plat. Le soufflet retombe. Un oeuf crevé.

Car c’est une rencontre manquée que nous rapporte Roger Vailland. Il s’exalte avec bonheur devant le volcan, la forêt des hauts, les lumières qui frappent l’île. Mais c’est l’Afrique sans les Africains. Mai 1958, rien ne lui reste de la langue créole, ni des Créoles d’ailleurs que quelques portraits moqueurs. Il nous raconte le bal annuel de la société « Amusons-nous » qui n’est qu’une caricature du monde réunionnais. S’il a des mots importants sur l’esclavage, sur le passé, rien ne sourd, ou si peu, sur le quotidien des hommes et des femmes créoles, des problèmes politiques, de sorte que le reporter a voyagé dans le passé, dans un paysage quasi désert. Cela fait de cet ouvrage un recueil d’articles écrit par un métropolitain de passage pour des métropolitains de passage, le lecteur s’attendait à un voyage au cour de la créolité. Curieux manquement quand on sait que le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire a été publié 3 ans plus tôt, Peau noire, masques blancs 6 ans auparavant, Vailland ne pouvait l’ignorer, et son « phrère » même en métaphysique poétique, Lecomte, ne s’exprimait-il pas ainsi : « Toutes les institutions sociales de l’Occident, entièrement pourries, sont dignes de toutes les révolutions », et sur un ton plus prophétique et dans un écho rimbaldien : « Tout ce qui est d’Occident est de la mort, d’Ouest décédé, de Couchant trépassé. (...) Entre les tribus d’Ismaël et les Hébreux le sang coulera sur les murs de Sion qui fut reine. Les Amériques verront leur or les tourmenter, leur crédit s’ébranler, les Races s’affronter et beaucoup gémir dans des ruines immenses. (...) Une grande clameur tournera autour de l’Europe et l’Europe n’entendra point. » Roger Gilbert-Lecomte, souligne le critique Pacôme Thieliement, avait distingué deux voies prises par l’humanité depuis son origine : celle de l’extension dans la multiplicité, prise par l’Occident, et celle de l’Orient qui retourne, sans cesse, à son origine prénatale. Le Rêve est, avec la poésie, le dernier lieu habité en Occident par l’esprit de participation. Esprit primitif, voie orientale, folie, enfance, onirisme et poésie sont pour le Poète complices en ce point qu’en elles l’homme y est « un centre de forces émanent ses pouvoirs magiques ». Rien de cela chez Vailland.

Que restait-il du Simpliste qui se demandait : « Y aura-t-il une réponse à cette réponse ? » Si ce n’est qu’un petit oeuf au plat, aussi saupoudré de curcuma qu’un soleil couchant ?

Jean-Charles Angrand


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