S.t.p., dessine-moi un fusible !

11 septembre 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Caricaturistes, fantassins de la démocratie (Cartooning for peace), collectif, aux éditions Actes Sud.

« Quand on n’a pas de jouet, on dessine son propre jouet : on est gagnant ». La leçon que Slim prodigue aux lecteurs s’élargit aux dimensions de l’axiome. Dès que l’horreur surgit, une saine réaction est de fabriquer ses propres fusibles. Au fond, au sein de la société, le dessin de presse se dresse comme un paratonnerre. Qu’il soit du Burundi, du Burkina Faso ou du Togo, de la Finlande, de la Scandinavie, de la Russie, des États-Unis, de la Chine ou du Canada, sous toutes les latitudes, il attire la foudre et le tonnerre.

Ici, l’explosion prend la forme d’une étoile de David déformée, avec pour légende : « L’État d’Israël recrutant pour le Hamas ». Là, on se bat au banquet de la « République irréprochable » autour d’un gâteau qui a la forme de la France, centre d’un attroupement gargantuesque et bigarré, le banquet des nez longs a des allures de fresque.
Le feu de l’actualité fait danser la hachure, bondir le trait ; l’encre saute, mine anticorruption, et le crayon scrute l’obscurité des mensonges que voile la brutalité du quotidien. Partout, le dessin venge l’humiliation.
Ils disent qu’il y a des valeurs plus hautes que la démocratie : le peuple est manipulable. Les dessins s’empilent et se dressent comme des tours de guet, la vigie à la mine sombre du crayon brandit sa page blanche, de là où il se trouve on peut encore voir l’horizon.

Bande de Gaza : Match de citrouilles mené par deux vieilles sorcières. Sous les cucurbitacées déchiquetées gît le peuple.
La carte de l’Ukraine comme une couverture toute rapiécée qu’on tire à soi.
À l’horizon du rire, bien des horreurs. Panorama de la souffrance et de l’humour mêlés. Le rire toujours pourtant se fait entendre un ton au-dessus du cri. Le crayon se veut plus rapide que la balle. Et cette coexistence, plus qu’ailleurs, on la retrouve dans la remarque de Dickens sur son époque : « C’était le meilleur et le pire de tous les temps ». Les choses semblent toujours s’améliorer et empirer à la fois, dit le dessinateur américain Danziger, en une sorte de va-et-vient, ou de danse au-dessus du vide. Mais n’est-ce pas là de leur faute ?

En pleine guerre d’Irak, George Bush effectue une visite surprise à Bagdad. Au cours de la conférence de presse, un journaliste irakien lui jette sa chaussure. Danziger représente à sa suite la statue de la Liberté, au lieu de la torche, une chaussure à la main. Et si c’était en direction des dessinateurs qu’elle s’apprêtait à la jeter ? Les discours ne font que dessiner des smileys sur les fesses des militaires aux mains sales, ce que représente le journaliste au crayon. Et si le dessinateur n’était à son tour qu’un smiley mal représenté sur le derrière du monde, toujours derrière, en queue ?
Oui, le dessin flirte avec le mauvais goût, il est sans cesse sur le fil, côtoie les limites. « Pédophilie : le pape prend position », on sait laquelle quand le gosse de Plantu dit : « Quitte à se faire (…), autant aller voter dimanche. » C’est ce qui fait sa force : le dessin s’interroge souvent, sur sa propre fin.
Chacun se souvient de l’affaire des caricatures de Mahomet et de la fatwa, effarante idée de vouloir tuer une personne pour un dessin… Le monde a la même rondeur qu’une bombe que n’importe quelle démocratie pourrait allumer. Mais l’impertinence des crayons mine d’abord les totalitarismes. Les dessins sont parfois comme des poings levés et parfois rejoignent les rognures de crayons dont ils sont faits.
Des soldats nazis courant après des poux, et leur tirant dessus : dessin en référence au mot ignoble : « À Auschwitz, on n’a gazé que des poux ». Moquerie d’une moquerie, jusqu’où peut-on aller en restant drôle ? « Est-il divin ou diabolique de se moquer du diable ? » est la conclusion d’un conte à la Jérôme Bosch.

« En fait, il faut pouvoir traiter de tout, tranche le dessinateur africain Zohoré, mais de façon intelligente ». Sans tabou. « Un gobierno sin humor no es democratico, écrit Rayma du Vénezuela : Un gouvernement sans humour n’est pas démocratique. L’équilibre est toujours à trouver entre la gravité du sujet et la légèreté de l’humour. Avec un petit crayon, un bout de papier, le dessinateur pose les problèmes :
« Je me souviens avoir dessiné une planche dans laquelle je racontais qu’il n’y avait plus d’eau dans le pays, plus d’eau du tout, écrit l’Algérien Slim. Il n’en restait que dans la piscine du chef. Avant que celle-ci ne paraisse, on me convoque pour me demander ce que cela signifie. On me reproche d’avoir dessiné la piscine du président. Je rétorque que d’abord, je ne savais pas qu’il avait une piscine, et puis que le chef, cela ne veut rien dire de précis, cela peut être un chef de projet, un chef de gare, etc. Non, me répond-on, cela peut être mal interprété. On ne pouvait pas passer cette planche. D’autant plus qu’à la fin de l’histoire, je disais qu’à la suite d’un appel d’offres, le pouvoir avait pris la décision d’importer des nuages et choisi de gros cumulus de Scandinavie chargés d’eau, malheureusement sur les dix commandés, seuls huit étaient arrivés, qui avait pris les deux manquants ? »

Chacun de ces dessinateurs de presse représente en transparence un paradoxe : celui de pouvoir conserver son l’humour quand tout va mal et au plus mal.
Si le crayon se brise plus vite que le fusil, son trait s’enfonce souvent plus loin dans la multiplicité des esprits.


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