C’en est trope !

Sepùlveda ou l’art de lire au milieu de la sauvagerie

10 mai 2012

Nous préférons le bonheur à l’image du bonheur. Mais nous préférons encore l’image du bonheur que nous nous forgeons à celui qu’on tente de nous imposer. Il s’agit de la construction des nuages.
Voyez ceux qui se forment au-dessus de la forêt amazonienne. Il suffit de prendre la RN 1 qui part de Cayenne et qui mène à Macouria ; passé le pont du Larivot, observez, le long du trajet droit et plat qui borde en savanes le front des grands bois, ce qui se noue et ce qui se dénoue, là-bas, là-haut, au-dessus des bosquets de frondaisons aux allures de cathédrales vertes — et vous aurez un aperçu de l’atmosphère du roman de Sepùlveda, “Le Vieux qui lisait des romans d’amour”.
Assourdissante est la pluie équatoriale sur les toits de tôle : épaisse et lourde. Ce sont là des souvenirs qu’on ne peut nous voler. Il faut avoir parcouru cette forêt, il faut l’avoir écoutée, contemplé ces larges fleuves impassibles aux reflets d’acier fondu, senti la torpeur humide de la jungle qui transpire et s’exhale sous le soleil de plomb, perçu cette toute-puissance agressive et première.
Mais la sauvagerie encore ici ne vient pas d’où on l’attend. C’est un peu l’histoire des requins réunionnais. Des gringos débarquent en shorts, appareils photo, chaînes en argent, boucle de ceinture, lunettes de soleil et bottes de cow-boys, ils viennent défricher, construire, ou faire du tourisme. Sitôt dans le territoire des singes, pensez-vous, la curiosité des ouistitis est telle qu’attirés par tout ce qui brille, ils descendent de leur arbre pour leur disputer leur bien. « Si vous résistez, le ouistiti se met à hurler, et en quelques secondes des centaines, des milliers de petits démons poilus et furieux vous dégringolent du ciel ». Ainsi un gringo est-il dépecé entièrement en quelques minutes. Et, c’est au vieil Antonio qu’on demande d’aller chercher les restes : il entendit « un bruit qui venait des hauteurs et ne put refréner un éclat de rire. Un tout petit ouistiti dégringolait d’un arbre, entraîné par le poids d’un appareil photo qu’il ne voulait pas lâcher ». Les fourmis avaient déjà tout nettoyé.
Devant la sauvagerie et les dégâts que viennent commettre les Blancs dans ce territoire séculaire que se partage Amérindiens et les bêtes, Antonio José Bolivar, dit le Vieux, à moitié éduqué par les Jivaros, oppose la lecture, art du temps. Insularité faite de mots et d’histoires. Mise en abyme du roman. Car “Le Vieux qui lisait des romans d’amour” est un roman d’amour douloureux : entre le protagoniste et sa défunte épouse au nom prédestiné : Dolores Encarnacion del Santisimo, entre le jaguar et sa femelle, entre Antonio et les Amérindiens jivagos, mais aussi amour impossible entre Antonio et la forêt, entre lui et son destin, et ses dents... Quel amour ? À la fois celui des Shuars « l’amour pur, sans autre finalité que l’amour pour l’amour. Sans possession et sans jalousie. - Nul ne peut s’emparer de la foudre dans le ciel, et nul ne peut s’approprier le bonheur de l’autre au moment de l’abandon » et l’amour romanesque : « Donnez-moi un roman d’amour bien triste, avec des souffrances terribles et un happy end ». Qu’est-ce à dire ? « - C’est vrai que tu sais lire, camarade ?, lui demande un de ses compagnons de traque. - Un peu. - Et tu lis quoi ? - Un roman. Mais tais-toi. Quand tu parles, tu fais bouger la flamme et moi je vois bouger les lettres. (...) L’attention que le vieux portait au livre était telle qu’il ne supporta pas de rester à l’écart. -De quoi ça parle ? - De l’amour. À cette réponse du vieux, il se rapprocha, très intéressé. - Sans blague ? Avec des bonnes femmes riches, chaudes et tout ? Le vieux ferma le livre d’un coup sec qui fit trembler la flamme de la lampe. - Non. Ça parle de l’autre amour. Celui qui fait souffrir ». Le vrai, celui qu’on a pour les choses, pour la vie et pour les êtres chers.
Et entre deux lectures, sans aucun doute inspiré par elles, le vieil intercesseur entre les Indiens et les Blancs a pour charge de restaurer l’harmonie naturelle initiale et de veiller sur elle, et pour cela, il doit affronter la peur, croiser la folie, rencontrer la Mort Peinte : la sienne.
Sans doute vous sentez-vous rien de commun avec le Vieux... Mais alors pourquoi écouter en boucle les yeux au plafond “Bonne nouvelle” de Natasha St-Pier ou “Monsieur Sainte-Nitouche” d’Inna Modja ? Pourquoi aimez-vous ces histoires où c’est au moment précis qu’il n’y a plus d’espoir que le bonheur surgit. Car la vie est comme ça. Appelez cela comme ça vous chante : bonheur, délivrance de la mort, soulagement du lâcher-prise, c’est tout un.
Ce roman de Sepùlveda, maîtrisé de bout en bout, à travers cet enchevêtrement de situations, nous parle du regard que nous portons sur l’existence, et sait opposer l’ordre secret de la littérature présentée comme une forêt dense, sans âge, quasi impénétrable, à la modernité à courte vue, brutale, de la rentabilité, autoroute, macadam froid. Il est vrai que le XXème siècle a été — en Occident — l’envers du XVIIIème et nous apparaît aujourd’hui plutôt comme un siècle des Lumières éteintes.

Jean-Charles Angrand

“Le Vieux qui lisait des romans d’amour” (Un viejo que leia novelas de amor) de Luis Sepùlveda, aux éditions Métailié.


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