Soleils obliques au pays des eaux fermées

3 novembre 2016, par Jean-Baptiste Kiya

Avant que les sangliers n’arrivassent en rangs serrés saccager les plantations de l’enfance, les serpents de sable revenaient à la faveur des marées en serpent de mer. On leur plantait des yeux, à la façon de graines, la nacre servant de pousses. Nous déplions les messes basses, courbés sur ces temples dont nous lissions de l’index les cous, les étirant jusqu’au gouffre.

Ces temps-là voyaient les respirations se cacher derrière les miroirs qui à leur tour en désignaient d’autres : celles qui faisaient faner les bougies.

Un clou rouillé était un trésor. Les cartes se dessinaient dans le ciel, en longs défilés, devant lesquels on se mirait allongé, pirate émerveillé, vent debout contre les mers du sud.

Le rire était toujours là, et son souffle, sifflant ; suffisait de se pencher. Il se tendait sur l’étagère, brillant comme une étoile cassée des regards qui s’éparpillaient dans les amours impossibles. Ombres d’enfance, ombres d’absences, un peu semblables au fond de l’air, sans doute ivres et perdues comme lui.

Si tenté que nous fermions un peu les yeux, les herbes arrachées et les papillons jaunes s’échappaient du noir du blanc des paupières en tourbillons semblables aux scintillements de Noël, s’égayant sur les cailloux bleus amoncelés, tombes d’insectes qu’on immolait. Nous étions nous-mêmes comme ces insectes : nous ne croyions pas à la mort, nous nous couchions pour jouer à mourir, creusant d’autres brèches pour échapper à nous-mêmes.

Embarqués contrebandiers d’idéal sur les ponts des navires hauturiers, peu sensibles aux sirènes du temps qui bouillaient au fond des casseroles rutilantes, petits marins de sel accrochés à l’étoupe dans l’étouffé des brises, nous glissions sur les anciens soleils pleins d’odeurs moisies des cuirs des vieux pardessus de l’armoire du couloir où nous nous tenions enfermés, tunnel creusé dans lequel nous versions le ciel de l’été que nous transportions à deux mains dans un petit seau jaune serin. En plein jour, nous dessinions des étoiles.

Un tube de dentifrice écrasé sous le pied, le glouglou du lavabo éternel nous appelait à jeter un œil à la façon vigie, sondant des ténèbres qui quand elles nous envahissaient nous faisait fuir comme un aimant vers la lumière. On changeait de rêve comme de feutres, à gros traits réglant les distances à notre fantaisie. Assis sur les dernières marches d’un escalier grandiloquent, nous nous faisions oiseaux, piaillant tout comme eux, lézards se faufilant partout, monstre à l’occasion.

Et sitôt qu’une flèche luisante traversait le ciel, c’était nous qui partions, tête haute, vers où ? quel pays de cowboys et d’indiens ? Il fallait que tout cela fût vrai, ou nous n’étions pas.

Jeux de l’autre rive par André Henry, éditions du Plein chant.

Pour que la mousse du savon remplît la bouteille, nous secouions tout notre être. Nous inventions de nouveaux nœuds de lacets, remplissant le chemin à semer l’embûche et l’ecchymose. Qu’avions-nous à attacher nos chaussures pour faire la course, entravé ? Les allumettes rendaient leur dernière âme dans les bougies pleines, liquides offrandes destinées aux dieux de la vie. Car l’insouciance était la clé de nos jours éclos. C’était un privilège que de se lécher les doigts au badigeon du chocolat. Que tout cela fût fête était vrai.

On ne se préoccupait pas d’avoir à mendier, ni de marcher sur des œufs fussent-ils d’autruches, nous lancions d’une main retenue le « caillou qui sourit », qui « ne pèse pas plus que du sang d’alouette » sur « la grande marelle/qui monte en sautillant la terre jusqu’au ciel », nous arpentions en tout sens, sauvageon, l’échelle de Jacob, sans crainte de mourir.

Phrases sans sens, mots déformés, défouraillés, gouaillés, aux moments les plus inopportuns à la face de la réalité, voracité de l’absurdité : invocations à ce qui ne pouvait être, nous inventions un nouveau langage étriqué fait de quelques tournures, bêtes et drôles, mais superbement sonores.

La sonnette narguait notre index, nous courions partout, attiré par le sauvage, tête en l’air, ne sachant pas comment racler nos semelles souillées de déjections canines, récoltées à force de sauter au plus loin de nos pieds.

Les tableaux de bord faramineux nous entraînaient dans leurs rondes, les chiffres faisaient l’ivresse, celle que nous portions dans le sang et nous bourdonnait aux oreilles, les moteurs labyrinthiques étaient nos dieux grondeurs. Les bédés s’échangeaient comme des secrets.

Temps aux goûts fraises des bois, enfouies entre les herbes, mûres luisantes qui montaient à l’assaut du ciel, c’étaient elles qui commandaient.

L’enfance est infranchissable comme une pierre lancée dans une mer mystérieuse… C’est de tout cela dont il est question dans « Jeux de l’autre rive », de tout cela, bien sûr, et de bien d’autres choses encore.

Jean-Baptiste Kiya

Aux « gosses »…


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