Supplices et supplique (Louis-Timagène Houat)

9 juillet 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Les Marrons de Louis-Timagène Houat, éditions de l’Arbre Vengeur (collection L’alambic).

L’humanité est née en Afrique, il y a très très longtemps de cela. Au bout de plusieurs milliers d’années, quelques tribus, pour trouver de nouvelles terres et du gibier en abondance, sont remontées vers le Nord, pour s’installer en Orient. Quelques générations plus tard, une partie de la tribu s’en est allée en Asie ; l’autre, lassée, a rebroussé chemin pour revenir sur ses traces, en Afrique, le berceau des ancêtres. Mais, ces derniers se sont trompés de direction et, au lieu de descendre sur le continent noir, passèrent en Europe, et buttèrent étonnés sur le front Atlantique. Ce furent les Occidentaux.
C’est pour cette raison, raconte-t-on, que, par jalousie, les Européens se sont vengés et qu’ils colonisèrent l’Afrique…
Au crépitement du feu de mélèze de la cheminée se mêlait, je m’en souviens bien, le rire de papy Falafa.

Le rapport remis à la Compagnie des Indes, en 1717, indiquait : « Les habitants disent qu’ils n’ont pas le nombre d’esclaves suffisant pour la culture de leurs terre et, en même temps, ajoutent qu’ils craignent qu’un nombre plus grand ne rendît les esclaves maîtres de l’île. »
C’est dire qu’il y avait chez les Blancs, la peur de devenir esclave. Cela montre aussi qu’ils avaient pleinement conscience de ce qu’ils infligeaient aux Noirs - qui oscillaient dangereusement entre révolte et fuite. « If you have a right to enslave others, there may be others who have a right to enslave you », cette épée de Damoclès était suspendue au-dessus de la Colonie.

Mais on ne s’en laissait pas conter. Face aux esclaves marronnés qui menaçaient la colonie, Mahé de La Bourdonnais, le gouverneur de l’île Bourbon, s’organisa militairement. Une prime de capture fut annoncée. Vu l’importance de cette prime, les volontaires se mirent rapidement à frauder : certains apportaient une tête, tandis que les autres rapportaient le reste. Le Gouverneur décida rapidement que l’exécution d’un esclave ne serait « homologuée » qu’à partir du moment où le détachement délivrait une main droite. Une main valant l’autre, les colons se mirent à rapporter les mains des cadavres fraîchement ensevelis, ou coupaient à la sauvette, au détour d’un champ, les mains des Noirs qui ne s’étaient pas rebellés. Ce qui souleva bien entendu des protestations des petits maîtres qui eux-mêmes n’hésitaient pas à couper la dextre des vieux esclaves qui ne servaient à rien.

Qu’en faisait-on ? Ces mains étaient clouées aux arbres qui ombrageaient les places, et furent l’ornement des salons, à la manière des trophées de chasse. « Le spectacle d’un châtiment sévère retient dans le sentiment du devoir », professaient les Gouverneurs. Le docteur Petit-Radel qui visita Bourbon en 1794 raconta qu’il vit « suspendus dans le vestibule d’un Créole les portraits de ses ancêtres, avec les mains des Noirs marrons qu’ils avaient pris dans leur chasse ».
Il n’empêchait qu’à raison de 50 livres par main droite, on s’empressa de se subtiliser ces mains et de les déclouer nuitamment des tamariniers. Ces arbres à main portaient d’autres « strange fruits » que ceux que chantait Billie Holiday, pourtant même « étrange et amère récolte ». Souvenez-vous de la chanteuse tordant ses lèvres desquelles s’échappait le refrain :
« Les arbres du Sud portent d’étranges fruits,
Tout gorgés, des feuilles aux racines, du sang des esclaves en fuite. »

À Sainte-Suzanne, un grand tamarinier tout fleuri des mains ensanglantées des Noirs marrons ombrageait l’église. Dans la « Cité de Dieu » de saint Augustin, le bon évêque d’Hippone, n’avait-il pas démontré que l’homme, être raisonnable, créé à l’image de Dieu, naît libre et doit le rester, sauf s’il est asservi en punition de ses péchés ? Car c’est le péché qui « fait que l’homme tient l’homme dans les chaînes et toute sa destinée ; et cela n’arrive que par le jugement de Dieu, en qui il n’est point d’injustice et qui sait mesurer les peines aux démérites. » Le « démérite » des Noirs leur venait en droite ligne de ce que Cham avait contemplé son père en sa nudité abruti par le vin.

Mais que reste-t-il de tout cela ? Inutile de vous dire qu’à l’abolition de l’esclavage, ces trophées, honneurs des familles-longtemps, se retrouvèrent brusquement et sans cérémonie dans le fond des ravines. « C’est la grande énigme, disait l’historien Sudel Fuma, auteur de L’Esclavagisme à La Réunion. J’ai beaucoup brassé l’histoire de la Réunion, mais je n’ai jamais mis la main sur un objet de l’esclavage, un collier ou une chaîne d’esclave par exemple. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas monter de musée. Soit les objets ont été détruits, soit ils restent oubliés, camouflés chez les descendants de maîtres. (…) Il devait y avoir deux ou trois cents propriétés comptant un nombre notable d’esclaves. Chacune de ces propriétés possédait une prison avec carcans et colliers. Or, de ces objets, il ne reste rien. L’histoire de l’esclavage, poursuit-il, c’est l’histoire du silence. Un silence qui angoisse. La vérité, c’est qu’on n’a aucune preuve tangible de l’esclavage ; il reste seulement des écrits, des témoignages. » Et parmi ces écrits, figure en bonne place celui de Louis-Timagène Houat, le proscrit, qui a pour titre « Les Marrons », publié en 1844, soit 4 ans avant l’abolition de l’esclavage, une histoire romantique d’un amour impossible entre un esclave et sa petite maîtresse blanche, aux fils romanesques un peu trop visibles, mais attachants.

Remerciements Didier L.


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