Tchernobyl, l’ampleur du désastre L’atome, le clinamen et la théorie de la tartine (5)

20 juin 2013

La Supplication (Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse) de Svetlana Alexievitch, aux éditions J’ai Lu.

À part peut-être le recueil de Paul Auster, True Tales of American life , histoires de vie envoyées par de simples auditeurs à la radio WNYC pour l’émission weekend all things considered, choisies et lues par l’écrivain américain, y a-t-il un livre, autre que La Supplication , aussi révélateur du génie d’un peuple ? Inévitable rapprochement qu’opèrent ces voix des petites gens de part et d’autre de l’ancien rideau de fer : américains, russes, mêlant les accents, leurs petites vies si grandes, d’une lecture l’autre, à ceci près que La Supplication (Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse — Tchernobylskaïa molitva) rapporte une expérience collective des limites — aux confins du méconnaissable, avec la catastrophe qui survint le 26 avril 1986 au réacteur nucléaire.

La journaliste Svetlana Alexievitch n’a cessé d’arpenter la Biélorussie durement contaminée pour collecter les témoignages de ceux qui ont survécu et survivent encore à la catastrophe — textes présentés sous forme de monologues confidentiels reflétant chacun à sa façon comme autant d’éclats d’un miroir brisé l’histoire d’un peuple condamné sans avoir commis de forfait.

Des infirmières à la femme d’un pompier agonisant : « Tu es jeune. À quoi penses-tu ? Ce n’est plus un homme, mais un réacteur. Vous allez vous consumer ensemble.

Et moi, comme une folle : -Je l’aime ! Je l’aime !

Pendant son sommeil, je chuchotais : -Je t’aime !

Je marchais dans la cour de l’hôpital : -Je t’aime !

Je portais le bassin : -Je t’aime ! »

Des images fulgurantes défilent : dans une salle de classe, un élève pendu avec sa propre ceinture : gravement irradié, il était en attente d’une 3ème opération chirurgicale ; « Des journalistes passaient nous voir. Ils prenaient des photos. Des sujets inventés. Ils posaient un violon devant la fenêtre d’une maison abandonnée et appelaient cela la ‘symphonie de Tchernobyl’ ».

Descriptions de dessins d’enfant : une cigogne se promenant dans un champ noir avec, comme légende, « Personne n’a rien dit à la cigogne ».

Des blagues qui circulent parmi les liquidateurs : « On envoie un robot américain sur le toit du réacteur [pour dégager la graphite radioactive]. Il fonctionne 5 minutes. On envoie un robot japonais. Il fonctionne 5 minutes. On envoie un robot russe. Il fonctionne pendant 2 heures. Il avait reçu un ordre par radio : “Soldat Ivanov, dans 2 heures, vous pourrez descendre fumer une cigarette…” ». Parmi elles, la plus courte et la plus définitive est : « Ils formaient un bon peuple, les Biélorusses ! »

La catastrophe fut chantée aussi :

« Sous le mont laboure le tracteur

Sur le mont fume le réacteur

Si les Suédois n’l’avaient pas annoncé

Jamais on nous aurait informé… »

Apparition de contingents de l’armée russe, des villages évacués, la distribution alimentaire, etc., l’image qui revient le plus souvent dans ces confidences auxquelles se prêtent ces témoins de la catastrophe est, sans conteste, celle de la guerre. Il faut préciser que l’URSS a baigné dans la propagande de la guerre froide et de la glorification de la victoire soviétique sur le nazisme. Or, il s’agit d’une guerre d’un genre nouveau, d’une « guerre au-dessus de la guerre » , pour tout dire d’une guerre en aveugle, dans la mesure où l’on ne voit pas l’adversaire avancer : nulle part et partout à la fois, c’est la radioactivité. La guerre d’avant avait été gagnée, Tchernobyl s’est mis à retentir comme une défaite, pire qu’une défaite, un symbole : le symbole de tout un empire qui s’effondre. Les Biélorusses y ont vu l’effondrement de la puissance soviétique qui s’était au préalable effiloché en Afghanistan. Car ce qu’ont retenu les petites gens, avec ses 4 mille morts, la terre condamnée, les évacuations tardives, ce sont les mensonges d’État : taux de radiation dissimulés, matériel insuffisant, hommes non protégés, les menaces, les promesses non tenues : « Il existait un risque d’explosion nucléaire. Pour l’éviter, il a fallu vider le réservoir d’eau lourde sous le réacteur, pour qu’il ne s’écroule pas dedans. L’eau lourde est une composante du combustible nucléaire. La mission était donc de plonger dans l’eau lourde et d’ouvrir la soupape de vidange. À celui qui y parviendrait, on a promis une voiture, un appartement, une datcha et une pension à ses proches jusqu’à la fin de leurs jours. Et il y a eu des volontaires. Les gars ont plongé à plusieurs reprises et ils sont parvenus à ouvrir la soupape. On a donné 7 mille roubles à l’ensemble de l’équipe et l’on a oublié les voitures, les appartements et le reste. Mais ce n’est pas à cause de cela qu’ils ont plongé ! Les biens matériels n’étaient pas leur premier souci ! ».

Éloge de ces anonymes, de véritables héros furent sacrifiés sur l’autel d’une science peu scrupuleuse, et d’un état qui le fut non moins.

À la publication du recueil de 1996, soit 15 ans avant la catastrophe de Fukushima, le sarcophage de Tchernobyl, qui a été monté et raccordé à distance à l’aide de robots et d’hélicoptères, présente toujours des fentes au niveau des raccords : ces espaces représentent au total sur tout la surface 200 mètres carrés, de là continuent à s’échapper des aérosols radioactifs. On parle de la Biélorussie comme d’une terre ravagée et condamnée.

Jean-Charles Angrand


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