Terre diaphane

16 février 2012

« L’Afrique est invisible », répondait Hervé Joncour, le commerçant voyageur du roman d’Alessandro Barricco, “Soie”, à la question : « Comment elle est, l’Afrique ? ». Invisible parce qu’aveuglante. Le Nigérian Ben Okri ne s’y était pas trompé quand il écrivit ce livre remarquable qui retrace l’histoire d’un homme invisible qui part autour du monde à la recherche du secret de la visibilité.

Car le toubab, le zoreil, n’a pas d’yeux pour la voir. En nigérian, on dit : « Mo ga dii kambe si to : Tu la vois, mais tu ne l’atteindras pas », et ce qui est valable pour la vérité chez l’Africain représente l’Afrique pour l’Européen.

Guéant, Sarkozy, Ferry ont décidé de faire honte à la « civilisation » qu’ils croient servir (sans doute la leur) quand ils dégoisent sur l’inégalité des civilisations, sans en citer — avec courage — aucune. La revoilà la peste blanche — et de la poussière de la brousse sortent des fantômes en short blanc et casque de liège.

Un Victor Hugo ferait des chefs-d’œuvre à partir des sociétés de l’Afrique. Borges, quant à lui, fabrique des civilisations à partir du seul labyrinthe de son esprit.

« Loin d’être inférieure, écrit Senghor, à la civilisation du fait, de la logique et de la raison discursive, la civilisation négro-africaine, appelée éthiopienne par Frobenius, est simplement autre ». Et cet autre qu’on ne se donne pas la peine d’aller chercher n’est-il pas déjà en dehors de l’Histoire pour être maintenant à mi-mots en dehors de la Civilisation ?

Au Cameroun, il n’y a pas moins de 247 ethnies, cela veut dire autant d’imaginaires différents sur la vie et la mort. Mais le visiteur ne voit que le buffle qui est dans la 4 L, le chapelet de chauve-souris accrochés à l’arbre en pleine ville, il s’étonne de ce que les crabes de terre ont des yeux brandis comme des si. Sur le « continent noir », plus qu’ailleurs, il faut se méfier de son regard : on n’y jure que par le pittoresque et le jus de bissap. Il faut y aller DE BIAIS, toujours.

Il se trouve que les Contes africains, réinterprétés par les dessinateurs occidentaux, nous invitent à franchir ce pas. Les plus intéressants en sont les contes moraux : “Le Premier qui parle”, “La Poignée de poussière” et “La Reine des oiseaux”. À côté de cela, des contes des origines (ou étiologiques) : “Les Trois antilopes”, “La Queue des animaux”. Au total, 9 contes, 9 dessinateurs, à chacun son coup de crayon, sa couleur, contour net ou tremblant, épais ou fin. Le sourire allié à la cruauté du réel pour fond.

« Chaque jour, je te vois passer devant ma porte. Ta pauvreté me fait pitié », dit le riche du village. « Désormais, viens chaque matin me demander l’argent nécessaire aux dépenses de ta famille : ainsi tu n’auras plus besoin d’aller en brousse chercher du bois mort ». Le lendemain matin, le pauvre hère passe devant le riche : « Bien le bonjour monsieur.

- Combien te faut-il pour ta journée ?

- Donne-moi une poignée de poussière, cela suffira largement ».

Yeux ronds du richard.

Un décor absent, les personnages sont le seul dessin, le cadre même disparaît ensuite pour souligner l’étrangeté de la situation. Au bout de quelques mois, le riche finit par pester : « Écoute mon ami ! Si tu veux ta poignée de poussière, donne-toi la peine de te baisser et de la ramasser toi-même. Tu me fatigues à la fin !

- Ô homme riche !, répond le pauvre, te voilà excédé par le simple fait de me donner une poignée de poussière qui ne te coûte que la peine de te baisser pour la ramasser. Qu’adviendrait-il si chaque matin je venais tendre la main recevoir de toi une pièce d’argent ? Laisse-moi donc gagner la vie de ma famille par moi-même. La sueur de mon front ne sera jamais importunée par ce qu’elle me donne chaque jour, mais tout autre qu’elle le sera tôt ou tard ». Une réplique qui couvre deux pages, on s’en doute, et représente 5 dessins.

Le dernier croquis est un dessin de pleine page, il a envahi l’espace, le gros homme riche est seul, assis et se tient la tête silencieusement. L’encadré du bas précise : « Le mot Tiens finit toujours par lasser celui qui le dit. Bien que dépourvu de poids physique, il pèse lourd s’il est dit trop longtemps ». Un conte africain sur l’Afrique même.

Laissons Ferry, le philosophe (?), aux contes africains, lui qui a l’air si compassé, et il apprendra avec le faux marabout que le chemin qui mène à La Mecque, c’est le sexe de la femme ; il pourra rencontrer un autre Menteur Renommé, celui qui précisément transmit à son fils « tout ce qu’il savait en matière de mensonge »... Et peut-être, s’il se donne la peine, pourra-t-il recevoir une vraie leçon de philosophie, celle d’Amadou Hampâté Bâ, qui écrit : « Un vieux maître d’Afrique disait : Il y a “ma” vérité et “ta” vérité, qui ne se rencontreront jamais. “LA” vérité se trouve au milieu. Pour s’en approcher, chacun doit se dégager un peu de “sa” vérité pour faire un pas vers l’autre ». Mais voilà, quand on veut ressembler à une statue, on pontifie.

Comme il est dit en Gambie : « La sagesse n’est pas un comprimé qu’on avale », il est difficile de se guérir de sa propre suffisance, pour ça, il faut dépasser les images. Un conte wolof dit bien comment surmonter la peur de l’Autre : par la peur de soi. Boul falé !

 Jean-Charles Angrand 

“Contes africains en bandes dessinées”, collectif, aux éditions Petit à petit.


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