Traité du vide (Alain Nadaud)
15 novembre 2018, par
« Reprends ton Pythagore ! », bougonnait mon père, sur le canapé à lire son ‘’Monde’’ quand je buttais sur mes exercices de maths.
C’était une époque où je m’amusais à développer π avec ses décimales, de sorte à en dresser une tour qui s’élevait en colimaçon jusqu’à la Voie lactée…
Dans le Timée, Platon écrit : « Au tout début, il y avait des Idées et des Nombres ». Je me le répétais à l’envi, fasciné par cette monstruosité : l’infini multiplié par zéro égale zéro - ce que je récoltais souvent en dictée. Ce serait chouette si nous pouvions multiplier ainsi par zéro des pans entiers de notre histoire… Napoléon multiplié par zéro, ça ferait quoi ? Peut-être, Michel Houellebecq. Et l’institution judiciaire ? (Bon, c’est vrai, elle le fait très bien elle-même…)
Alain Nadaud tresse l’histoire d’un tabou mathématique : celui du zéro que les hommes découvrirent en Inde (cela ne pouvait qu’être là) 3 mille 8 cents ans après l’invention de l’écriture, longtemps après le Bouddha…
Les Pythagoriciens pourchassés pour impiété par les milices chrétiennes trouvaient refuge dans la nécropole pillée d’Alexandrie dans le but de célébrer secrètement leur culte, celui des Nombres. Rien n’est extérieur au nombre, disait-ils. La ferveur les menait dans le dédale platonicien de l’esprit apuré.
Au cadastre divin, à l’horloge du ciel, des chiffres. Ô Grand calculateur du Temps, Multiplicateur de l’Infini ! Dieu a 3 côtés égaux, Il est un triangle parfait suspendu au-dessus du Trône, Il a pour nom ‘Celui dont la circonférence est partout, et le centre nulle part’.
Dans la nuit humide et résonnante des caveaux énucléés, ils énuméraient des chiffres tandis que les factionnaires du Christ patrouillaient au-dessus d’eux au flambeau.
Le zéro est une forme inutilisable du temps…
Le passage de Zéro à l’Un est aussi mystérieux que la création de l’univers… Il ne saurait être un simple hiéroglyphe de plus sur un morceau de papyrus.
Toute son existence, le Maître de Samos l’avait employée à fuir l’Apeiron, l’Indéterminé, le zéro. Dans les cercles d’écume que laissait son étrave, Pythagore voyait des zéros, sans jamais l’admettre. « Dieu ne peut être que mesure », répétait-il, « Les choses ne sont que l’apparence des Nombres ». Il soutenait que les mathématiques représentait le savoir absolu qui devait se substituer à la raison. La théorie de l’harmonie des nombres réglait le ciel et les constellations à la façon d’une grande horloge, en une sorte de ballet ininterrompu, prévu depuis l’éternité.
« I understand a fury in your words
But not your words”, disait Othello.
- Qu’il parle maintenant, ce zéro,
Ou se taise à jamais…, répondait Chronos.
Et il est impossible que la conscience vînt du néant, impossible.
Le paradoxe du zéro fait que s’il n’existe pas, (et selon sa propre définition, il ne peut exister), sa non-existence fait précisément zéro - c’est donc qu’il est… Comment une chose dans le même temps peut-elle être et n’être pas ? Le zéro est le nombre monstre.
Le Un est la porte ouverte sur l’infini,
Le Zéro la referme sur le néant.
Il est l’impensable, ou tout au moins applicable uniquement aux objets extérieurs à toute vie, c’est-à-dire en dehors de ce monde.
Figuré par un trou sans fond, le zéro est le puits historique où Alain Nadaud puise l’amertume du crime, qui est toute vie ôtée.
De même que le rationnel est la condition de l’intelligible, le zéro proclame son irrationalité à la face des hommes et de Dieu.
À travers le récit de la secte des Adorateurs du zéro, Alain Nadaud déroule une histoire ironique des croyances, de toutes les croyances, et de la ferveur assassine qui trop souvent l’accompagne, celle précisément qui aspire à l’infini, et confine au zéro.
Jean-Baptiste Kiya