Lécher les murs (suite)

Un éternuement sans personne

15 octobre 2015, par Jean-Baptiste Kiya

Histoires extraordinaires et récits fantastiques de la Chine ancienne (traduction André Lévy), en GF Flammarion.

« Groupes de 5 caractères, ‘pong’ à la rime ; thème imposé : ‘Pics et cimes, nuages d’été’ ». Tel est le sujet du concours de mandarinat que s’apprête à passer le jeune étudiant, soufflé par une rafraîchissante voix nocturne de fantôme.
Un jeune étudiant de province –l’action se déroule en Corée- quitte son village natal pour la première fois dans l’espoir d’obtenir un poste à la capitale dans l’administration impériale. Au cours de sa traversée, il franchit « une montagne profonde », et entend un éternuement - sans personne.

Entre le chant de l’oiseau

Et le silence

Qu’y a-t-il ?, lance un koân.

Un second éternuement mène l’étudiant à sa cause : au pied d’un lierre que les racines traversent, gît un crâne bourré de terre. Un crâne qui a pris froid, indiscutablement.
Le jeune homme lave la tête du mort, l’enveloppe de papier, la remet à sa place et lui sacrifie des aliments en lui dédiant une prière. La nuit, le fantôme lui apparaît en rêve. Pour le remercier, il lui confie le sujet du concours, et « pousse la courtoisie » jusqu’à lui rédiger le poème. Tout en caractères chinois.

Le résultat est assez remarquable de profondeur. Un conte coréen pour un poème chinois, en écrin :
« Blanc soleil a chevauché haut dans le ciel,
Les nuages dérivant forment une haute montagne.
Le prêtre, les voyant, demande : Est-ce un temple ?
La grue se plaint : elle ne voit plus les pins,
Mais les éclairs de chaleur ? Lueurs de la hache du bûcheron,
Les coups sourds du tonnerre ? La cloche du temple.
Qui prétendra jamais que les montagnes ne se meuvent pas ?
Sur les brises du crépuscule, elles se sont fait les voiles. »

Nanti d’un tel poème, l’étudiant est couronné lauréat du concours de lettrés.
Un poète japonais nous éclaire. À la question « Comment s’écrit un poème chinois ? », il répond qu’il est constitué de quatre mouvements. « Le premier contient l’énoncé initial ; le deuxième représente la continuation de ce mouvement ; le troisième entame un autre sujet ; et le quatrième donne un sens aux trois autres. »
Une chanson populaire du Japon illustre clairement ce propos :
« Les deux filles d’un marchand de soie vivent à Kyoto.
L’aînée a vingt ans, la cadette dix-huit.
Si les soldats tuent de leur épée,
Ces filles, elles, assassinent les hommes de leurs yeux. »

La proposition du fantôme épouse plus poétiquement encore les 4 mouvements. Le 1er mouvement pose un énoncé : « Blanc soleil a chevauché haut dans le ciel » ; le 2ème mouvement, « Les nuages dérivant forment une haute montagne », prolonge le premier énoncé ; le 3ème mouvement apporte une touche différente, sur un rythme différent : « Le prêtre, les voyant, demande : Est-ce un temple ?/La grue se plaint : elle ne voit plus les pins,/Mais les éclairs de chaleur : lueurs de la hache du bûcheron,/Les coups sourds du tonnerre : la cloche du temple » ; le dernier mouvement englobe (en intégrant le balancement précédent de la question/réponse) les mouvements antérieurs et les entraîne plus loin : « Qui prétendra jamais que les montagnes ne se meuvent pas ?/Sur les brises du crépuscule, elles se sont fait les voiles. » L’ensemble réalise un chef-d’œuvre de composition.
Mais il y a plus que cela.

Cette pièce ne signifie-t-elle pas la contagion du fantomatique, avec une disparition du paysage sous l’effet des nuages, qui eux-mêmes tracent les courbes d’un autre paysage, celui d’un temple céleste ?
De plus, l’apparition de ce poème induit un renversement terrible : il signifie que l’étudiant devient lauréat non pas par son propre savoir ou par ses propres aptitudes, mais par le truchement d’un fantôme. Autrement dit, il est néantisé, il devient son propre fantôme, non un véritable lettré, mais un fantôme de lettré : son savoir et sa manière ne tiennent pas devant l’écrasante virtuosité du fantomatique. S’il l’emporte, cela vient uniquement d’un crâne et non d’une tête. Le savoir du jeune homme est rejeté dans l’ombre. Poème sur l’aspect fantomatique du monde, il renvoie le détenteur de ce savoir à n’être plus que le fantôme de lui-même.
Il est nécessaire d’ajouter à ce conte, pour aller plus loin, son pendant du VIIIe siècle : « L’Oreiller magique » de Shen Jiji, qui, s’inspirant du 3e livre du Lie-tseu, tresse une histoire de rêve qui influe comme le précédent sur la vie d’un jeune homme (qui, lui, aurait souhaité être étudiant). Critique taoïste du mandarinat et des « satisfactions de la vie officielle » introduite par un vieux sage…
De la même manière, le rêve, comme le fantomatique, confine à la poésie qui est un « à côté du vivre, et même opposée ».
Victor Ségalen, l’auteur de « Stèles », l’expliquait : c’est par le chemin du Divers qu’on parvient au Centre. De sorte que les inscriptions gravées au profond du granit d’une antique stèle lancée sur le ciel de Chine, font illustration à nos contes, et se prolongent selon notre méditation :

Conseil au bon voyageur :

Ne crois pas à la vertu…

- Mais n’y déroge pas-.


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