Un hareng nommé Charles Cros (1842/1888)

8 mars 2012

On se prend à rêver.
Que donnerait on pour trouver, à la place des « Je veux faire une promenade avec une femme 25 35 ans » sur Badoo ou des « J’aime : femmes » de Netlog, quelques vers demi teintes comme ceux que déposa Charles Cros dans Le Coffret de santal : « ... Je voudrais une sœur,/ Une femme rêvant avec moi, côte à côte,/ Frissonnante, croyant qu’elle fait une faute,/Et nous nous aimerions d’un amour immortel,/ Sans stores de voiture et sans chambre d’hôtel. »...

Le temps n’est plus au temps. L’amour se fait réflexe grimaçant. L’utopie veut qu’il y ait un mieux ailleurs, plus loin ; on le trouve parfois, souvent, dans Charles Cros : « Pour moi, je m’ennuie en ces temps railleurs./ Je sais que la terre aussi vous obsède./ Voulez vous tenter (étant deux on s’aide)/ Une évasion vers des cieux meilleurs ? » D’abord songerie avant que d’être un acte, l’amour est enfant d’Icare.

Mais ce n’est pas dans les sonnets amoureux, ou les blasons du corps féminin, qui font songer à un Arcimboldo rêveur et aimant, que Charles Cros se distingue, c’est plutôt par la reprise littéraire de la vision impressionniste (anticipant la façon dont usera Léon Werth des lois optiques du pointillisme avec les développements que l’on sait). Le poème dédié à Édouard Manet dit à petits glacis de couleurs un paysage d’intersaison : « Les bourgeons poussaient, vapeur verte » ; « Les bois noirs sur le ciel, la neige en bandes blanches,/Alternent. » (...) « Les branches noires sont pleines d’un brouillard vert », « et le gazon s’émaille à découvert »... Les strophes y font la part belle à ce même « presque » qu’évoquait André Malraux à propos du portrait que le peintre avait fait de Clemenceau : « Clemenceau n’y est presque pas », alors que le peintre y est presque tout, sans y être vraiment. (« Mon portrait par Manet ? Très mauvais, remarquait le politique, non sans humour. Je ne l’ai pas, ça ne me chagrine pas. On l’a mis au Louvre, je me demande bien pourquoi. »)

Une de mes petites madeleines est ce « Hareng saur » dont ma grand-mère me contait le sort. Elle en chantait presque les derniers mots. « II était un grand mur blanc nu, nu, nu, » : la page blanche. « Contre le mur une échelle haute, haute, haute, » : symbole transparent de l’évasion. « Et, par terre, un hareng saur sec, sec, sec. » : l’objet du poème. « Il vient, tenant dans ses mains sales, sales, sales,/ Un marteau lourd, un grand clou pointu, pointu, pointu, » : voilà notre écrivain avec sa plume... « Un peloton de ficelle gros, gros, gros. » : la ligne de l’écriture, qui se déploie. « Alors il monte à l’échelle haute, haute, haute,/ Et plante le clou pointu toc, toc, toc,/ Tout en haut du
grand mur blanc nu, nu, nu.// Il laisse aller le marteau qui tombe, qui tombe, qui tombe,/ Attache au clou la ficelle longue, longue, longue,/ Et, au bout, le hareng saur sec, sec, sec.// Il redescend de l’échelle haute, haute, haute,/ L’emporte avec le marteau lourd, lourd, lourd,/ Et puis, il s’en va ailleurs loin, loin, loin.//Et, depuis, le hareng saur sec, sec, sec,/ Au bout de cette ficelle longue, longue, longue,/ Très lentement se balance toujours, toujours, toujours »... Voilà un hareng nu comme un thème poétique et si pauvre qu’on le laisse tomber et dont on se balance allègrement. « J’ai composé cette histoire simple, simple, simple,/ Pour mettre en fureur les gens graves, graves, graves,/ Et amuser les enfants petits, petits, petits.)) L’anticonformisme de l’enfance en un poème ! C’est l’enfance sauvée, c’est à dire à la fois l’enfance que l’on sauve et celle qui s’est sauvée, l’actif et le passif à la fois, le présent et le passé en deux mots.

La dernière partie du recueil qui porte le titre de « Grains de sel » et que le hareng ouvre, offre des dizains magnifiques, qui sont de petits tableaux parisiens intimistes. Charles Cros excelle au descriptif et aux lents développements : ce n’est pas par hasard que son plus long poème décrit un fleuve tout le long depuis sa source jusqu’au tumulte de la haute mer dans laquelle il se jette, poème aux larges accents qui n’est pas sans faire penser aux Anciens, à Lucrèce... Et qui nous montre, en ces temps moqueurs, que les mots sont autre chose qu’un simple tissu de vent. Et que les livres ne sont pas des automnes que notre époque effeuille.

Jean Charles Angrand


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