Un nouvel eugénisme

9 février 2012

1987, déjà, Jean-Jacques Goldman chantait : « Elle a fait un bébé toute seule/Elle a choisi le père en scientifique/Pour ses gènes... ». Et c’était très bien, ça a même fait un tube. Aujourd’hui, telle choisit en catimini un géniteur en fonction des diplômes et du profil internet, pour attribuer l’enfant qu’elle porte au mari qui en sera le père. Elle ne veut pas d’un autre enfant handicapé. Le rire mauvais de l’Histoire retentit, le rêve eugéniste n’est plus à la « race pure », il a changé de visage, il est au métissage : brasser un maximum de gènes pour avoir un foetus le plus complet possible. Choisir le géniteur, se renseigner sur lui, niveau universitaire, publications, rémunération, pas question de vivre avec, et attribuer la grossesse au mari qui, bonne poire, va s’en occuper. L’avouer au besoin à l’amant pourra toujours être utile : le mensonge est si amusant, surtout quand il est partagé ; et la vérité utile du moment qu’elle rapporte. L’enseignement darwiniste a toujours été dangereux, Darwin est toujours mal appris. Il ne peut pas y avoir d’enseignement de l’Évolution sans accompagnement moral, surtout en ces temps de jeunisme.

Il est curieux de constater que “Si c’est un homme” de Levi, “Papillon” de Charrière, “Vipère au poing” de Bazin, — trois narrations qui font état d’une lutte contre une tyrannie : nazisme, enfermement, mère castratrice —, se retrouvent dans un même décrochement moral. Chacun des narrateurs se sent différent parmi les autres dans l’épreuve qu’il a à subir : différent par l’intelligence, l’abnégation et le courage dont il fait preuve : autant dire au-dessus. Et pour cette raison, affirment-ils, ils arrivent à s’en sortir, à s’évader. On se rend compte que, par là, Primo Levi a été contaminé par le mythe nazi de l’homme supérieur.

“L’Ami retrouvé” de Fred Uhiman n’échappe pas à cette règle. Curieuse amorce qui commence par un « il », comme s’il était superflu de présenter un personnage qui, il est vrai, est annoncé dans le titre qui est réinvesti. Le chapitre 4 s’ouvre ainsi, préfigurant l’amitié : « Tout m’attirait vers lui, d’abord et avant tout la gloire de son nom qui, pour moi, le distinguait de tous les autres garçons, y compris les « von » (comme j’eusse été plus attiré par la duchesse de Guermantes que par une Mme Meunier). Puis la fierté de son maintien, ses manières, son élégance, sa beauté me donnaient fortement à croire que j’avais enfin trouvé quelqu’un qui répondait à mon idéal d’ami »... Le maintien, les manières, l’élégance, la beauté et le nom sont pourtant très loin de ce « tout » qui ouvrait le paragraphe. Autrement dit, le narrateur n’est fasciné que par les signes extérieurs de richesse et par le spectacle social que ce garçon peut donner à la classe. Curieux ce paradoxe : le principe de race (famille) et de reconnaissance sociale sont portés aux nues par un
narrateur qui dit fuir le nazisme... On n’en sort jamais.

Freaks (“Les Monstres”), le long métrage de Tod Browning de 1932 montrait pourtant la voie.
Pour autant s’il dansait sur un fil au-dessus du vide, le film présentait l’avantage de lancer
de vraies questions. Il faisait certes du handicap quelque chose de spectaculaire ; or, le
handicap n’est pas du cirque. Tod Browning fait son cinéma, mais ce faisant il montre la voie.
Le synopsis est le suivant : Une belle acrobate fait mine de tomber amoureux d’un nain afin de
lui soutirer, avec l’aide de son amant, un Hercule de foire, l’argent qu’il possède. Elle se
marie avec le petit homme et se moque pendant la noce de cet époux minuscule qui ne la
comblera pas. Plan moyen expressionniste où, dans une musique grinçante, ivre, assise à
côté de son époux elle embrasse la bouche pleine du champagne acheté par le mari, l’amant
assis de l’autre côté. Une scène qui évoque la Cène christique où ce ne sont pas les pains qui se
multiplient mais les Judas. Voilà la véritable parade monstrueuse : celle de l’amour
contrefait. Et de l’autre côté, immobile, épouvanté, l’Amour crucifié. Mais les Monstres ont
leur code et leur honneur, ils veillent à ce qu’on ne les humilie pas. La belle sera punie. Et
Hercule, comme dans la mythologie, enterré vif, l’âme brûlante, dans son manteau de boue.

On rêve de cette revanche des handicapés. D’une révolte partie des chambres closes. Des
autistes, des dyslexiques humiliés, des bègues, des difformes, des bossus, des tétraplégiques,
des siamois, des myopathes, tous ceux qui ne méritent pas un regard, pas une parole, les
laids, ceux qui sont tus, cachés, égarés, les voir enfin forcer les barrières de sécurité,
sortir des asiles, des hôpitaux, jaillir des sombres cours, faire s’écrouler les murs,
déchirer les publicités, qu’ils se montrent. Qu’ils nous voient enfin, nous, les handicapés !
Leur crier à tous ces normaux que nous faisons partie de leur humanité : que nous sommes
eux, et qu’eux sont nous-mêmes. Et qu’il est temps qu’ils se regardent dans notre miroir.
Qu’ils baissent les yeux pour une fois, qu’ils entrent en eux-mêmes. Parce qu’ils ont tout
faux. Tout.


Jean-Charles Angrand


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