Une coquille dessinée par un cri

29 septembre 2016, par Jean-Baptiste Kiya

Sur les épaules de Darwin (Retrouver l’aube) de Jean-Claude Ameisen, co-édition France Inter, Les Liens qui libèrent.

On dit que certaines peuplades du Yucatan faisaient des flûtes des tibias des adversaires qu’ils avaient démembrés et qu’ils en tiraient une musique des plus divines. C’est en tout cas ce que prétendait Pizarro avant de les massacrer en les traitant de sauvages et d’incrédules. Il leur jouait sur le champ de bataille un Te Deum des plus sonores. « Rien de mieux que la musique, disait-il, pour galvaniser les foules ». À quoi tenait, pour le conquistador, le plaisir de la connaissance…

- Quelle est l’origine du frisson ?-

Un manuel de la fin du XIXe affichait une caricature à la plume des plus vigoureuses : Darwin, culotte baissée, accroupi sur les genoux d’un singe, en train de se faire administrer une fessée de bois vert. Mais n’est-ce pas là l’image de l’homme moderne tel qu’il en a usé avec la Nature qui le lui rend bien ?

Un ami me parlait de la lente et certaine autodestruction de l’Homme pour ajouter que c’était la seule manière que l’Humanité avait trouvé pour se construire.

L’emprunt au texte de Pascal Quignard, « Retrouver l’aube » désigne une empreinte et en même temps indique la nécessité de se sentir comptable de ce qui a été perdu. La convergence des voix faisant le chœur, Ameisen tire la conclusion que l’Humanité tend vers son soleil levant… dans un retour aux origines des plus nécessaires selon le chercheur pour se retrouver et, partant, mieux se reconstruire.

Il ne serait pas juste de reprocher à Darwin de faire de la retape d’Ésope, la glorification de la lutte pour la vie, du règne du plus fort, si tenté que l’on fasse la faute d’y lire cette caricature de l’existence portée haut par les images obscènes du mythe du Sur-mâle. Féloche n’avait pas raison : le naturaliste anglais insiste plutôt l’importance de l’interaction sociale, de la coopération, de la cohésion du groupe et donc de l’aide apportée au plus démuni. C’est en cela que l’on peut jauger la qualité d’une société, non dans les chiffres d’une présupposée rentabilité. Or, à quoi assiste-t-on aujourd’hui ? Les pauvres ne parlent que d’argent, et les riches y pensent toujours.

- Ça a quelle odeur, le si bémol ?-

Avec la pollution lumineuse, aujourd’hui un tiers de la population mondiale ne voit plus la Voie Lactée. Le pointillisme, courant artistique français de la fin du XIXe, est né dans les étoiles : le ciel nocturne fut sa première réalisation. Aujourd’hui, un tiers de la population ne comprend plus rien au néo-impressionnisme. Le ciel nocturne ne pointille plus. Seurat, Signac, Cross, Angrand finiront par s’effacer des mémoires. Bientôt, on ne les verra plus, on ne verra plus que des cadres et on s’étonnera qu’ils fussent jadis habités.

Les pierres de Stonehedge chantent au soleil levant, n’est-ce pas ? Que deviendra le monde quand elles auront fini leur chant ?

- Et l’oreille ne chante-t-elle pas aussi ?-

C’était les années Trente – un autre temps dira-t-on. Les tambours avaient battu toute la nuit dans les hauts, sans discontinuer. Le ciel s’était essoré toute la nuit durant. Avec le petit matin, un vent d’ouest, mauvais, s’était levé et malmenait les puissants sommets des manguiers. Un voile sombre et spectral évoquant je ne sais quel songe perdu diluait la lumière au point de s’en faire une fausse identité. Le char pavoisé de la déesse Kali apprêté, tiré par deux bœufs, s’était mis en branle sur le chemin du temple. La procession défilait sans savoir qu’un cyclone intense déboulait de Madagascar. Les prémices fouettaient l’assemblée recueillie, pieds nus et boueux, faisaient voltiger les fleurs de jasmin et les œillets indiens. Les cheveux des processionnaires flottaient comme dans une mer aérienne, les saris claquaient. Les bougies portées dans les paumes s’éteignirent une à une, malgré les attentions. Mais chacun à sa foi progressait lentement, recueilli, comme si l’univers demeurait figé et les bougies éternelles. Un regain de bourrasque souffla cette scène balayant les processionnaires les uns après les autres comme de vulgaires pantins. Seul le petit tambour impassible arriva à traverser la tempête, gardant le rythme aussi précieusement qu’un feu sacré, roulant sec, tac-tac-taratara-tac-tac, toujours plus fort, couvrant le souffle rauque du vent qui arrachait les feuillages, plus haut que la succion du ressac sur les versants de galets. Juste avant de pénétrer dans l’enceinte du temple, impulsé par le rythme, le garçon, esseulé, fut aussi soufflé qu’une flamme d’une bougie peut l’être. Feuille morte, souvenir épars, il était emporté. Mais la voix du tambour, encore, se faisait entendre, et ce qu’elle disait inlassablement c’était : « On continue. On continue. On continue. » Ameisen quantifie ce fait.

- Un bateau dans une bouteille qui sans cesse avance-

L’homme descend du songe, et, dans l’écrit qui se fait comptable de l’avenir, l’écriture, elle, demeure une forme mineure de danse.

Jean-Baptiste Kiya


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