Une journée plus longue d’une ligne

7 janvier 2016

Nuages fous d’Ikkyû (traduction Maryse et Masumi Shibata), éditions Albin Michel, collection Spiritualités vivantes.

Au milieu des années 70, un psychologue américain, Gordon Gallup, mena des expériences sur une femelle chimpanzé qu’il nomma Sarah. Il avait formé le singe au langage des signes. Il lui demanda de classer d’un côté des photos d’humains ­ les membres de l’équipe qui travaillaient avec elle —, et de l’autre, les singes de sa famille.

Sarah fit sans hésitation deux piles de photos. D’un côté, elle plaça tous les singes, y compris son propre père. De l’autre tous les humains. Et, sans hésitation, dans ce deuxième tas, elle mit sa propre photo !

À la lecture de l’expérience, je compris tout de suite que j’étais comme cette guenon, longtemps croyant figurer parmi les Français, je me rendis compte que je m’étais trompé, et que je ne partageais avec eux que le même langage.

En revanche, la lecture de certains Japonais, comme Ikkyû, me fit constater que je ne comprenais pas leur langue, mais que je faisais partie de la même famille.

Prenons cette histoire de cet homme riche qui, décidé à quitter ce monde en grandes pompes, organise ses propres funérailles et dépense une fortune pour déposer une pierre tout habillée dans son tombeau. La France me fait penser à cet homme-là. Et Ikkyû rit de ce richard.

Aujourd’hui, dans ma cour, les enfants jouent aux terroristes et se lancent des bombes de papier mâché, en criant « BOUM ! ». Comment rester jeune d’esprit, se demande Ikkyû…

Pas besoin de frapper à la porte : la porte du zen d’Ikkyû est grande ouverte. D’ailleurs, il n’y a pas de porte. Un voleur, comme moi, y est entré. Je n’ai rien trouvé dans la demeure, qu’une lanterne qui éclaire à peine et qu’un peu de riz au fond de son bol – on dirait du sable. Je lance au maître. « Donne-moi tout ce que tu as ! » Même le manteau de paille ne lui appartient pas. Il me dit : « Je ne possède que le vent sur mon manteau de paille… Et ça, personne ne peut me le voler. » Il sourit. Ne s’appelle-t-il pas « Nuages fous » ? Je repars alors bredouille et honteux. Le Maître me rappelle, je me retourne : il me tend son poing fermé. « Tiens, n’oublie pas d’emporter avec toi le Zen ! », s’écrie-t-il. Il ouvre la main. Il n’y a rien. Je pars d’un mauvais rire, et m’enfuis en courant. Comme un renard qu’une poule aurait pris.

Là où les Français s’acharnent à distinguer, à séparer, à couper, à ostraciser, Ykkyû, lui, est remarquable de par sa faculté à voir, à dessiner des continuités. Il mêle le sucré et le salé, le sacré et le profane. Stance numéro 53 d’un moine nommé Ikkyû. Elle s’intitule : « Je suce l’onde du sexe d’une belle ». Il précise :

« En cette vie, je suis tombé
Dans le domaine des bêtes.
Comme est magnifique
La passion de Kouei-chan pour le bovidé ! »

Quand je vois mes contemporains s’enferrer dans des non-sens, je me dis avec Ikkyû que pour pouvoir comprendre un koân, il faut commencer par le déraciner, l’arracher : « Leurs passions conjecturales sont pareilles à une montagne de sabres », écrit-il.

On ne peut que s’incliner devant la posture du maître de Daitoku-ji dès lors qu’il se pavane sabre de bois au côté dans un fourreau rouge. Et tandis que les gens s’interrogent sur cette singularité, il explique : « Les membres du clergé d’aujourd’hui portent la vérité à l’extérieur d’eux-mêmes et le faux à l’intérieur, identiquement à ce sabre ».

Nous ne pouvons qu’envier, devant les mots de plomb des discours d’aujourd’hui, à l’instar du maître Rinzai, la légèreté du papillon, celle-là même qui nous ferait déborder le temps, le tempo d’une époque.

Don de dents, calligraphie le vieux Nuages-Fous en riant : pour mordre la réalité…

Aussi, entre autre chose, Ikkyû chasse-t-il les mouches de mon commentaire squelette, et trace d’un pinceau leste :

« Franchir directement d’un seul bond
Trois portes du Trésor du Dragon
Chaque porte a une voie
Qui couvre l’univers. »

Voilà le lieu. De fait le Maître avait une remarquable manière de résoudre le labyrinthe de la vie : « N’ayant jamais fixé ma demeure au bout de ma route/Je n’ai donc aucun chemin sur lequel je pourrais m’égarer. »

Telle était la voie d’Ikkyû, un chemin de l’en dehors de soi, un chemin sans personne. Grande leçon. Aussi quand on a des parents comme ceux que j’ai eu, on les quitte, on les fuit, on va loin. On rêve d’aller jusqu’au Japon, et au-delà. Et à chaque fois qu’on peut signer d’un autre nom que celui qu’on a reçu d’eux, c’est comme une victoire sur ce qu’ils ont essayé de faire de nous.

Jean-Baptiste Kiya


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