L’ÉCOLE DE LA NUIT (1)

La Grande Chaloupe

22 juillet 2014

La rubrique « Café-péi » rassemble des contes et des nouvelles évoquant La Réunion, tous les mardis durant les vacances d’hiver.

Pour ceux qui n’ont pas plus de vacances que le bout de leur ongle, ceux qui n’ont pas les sous marqués pour sauter la mer, mais qui ont envie de s’échapper un peu sans billet d’avion ni bateau vomis, pour ceux-là d’abord, ces récits qui tenteront de proposer une autre façon de voir l’île, avec l’espoir d’agrandir les paysages et d’y ouvrir des perspectives : défense et illustration de l’identité culturelle réunionnaise avec, en creux, une mise en garde contre l’acculturation des masses, qu’elle soit affichée ou feutrée.

C’est comme si, d’un coup, la montagne s’affaissait. Le véhicule ralentit, obliqua, quitta la quatre voies. Sur toute l’étendue du pare-brise, basculèrent des murs blancs, tournèrent des toits quatre pentes, le carmin d’une crête de coq, et des bosquets de lauriers rose. Insoupçonnable de la route en corniche, un improbable lieu s’ouvrait, en plein creux de la ravine, entre mer et montagne, asphalte et cailloux, présence et oubli – un endroit à part, à aucun autre semblable, une parenthèse. Il y a quarante ans, le village devait ressembler à ce qu’il est aujourd’hui : un hameau dans une ouverture de roches. La gare de la Grande Chaloupe est toute pareille à ce que les anciennes cartes postales jaunies en montrent. Le temps a dû s’arrêter au quai.
Toilianti se penche vers le siège avant et dit à la conductrice : « Tu nous laisses là, merci. ». La Clio s’arrête.
La route se prolonge devant, passe devant le dépôt de la DDE pour disparaître en bord de montagne derrière les parapets de basalte morcelé. Les trois adolescents descendent. Quelques mots échangés avec la dame et la voiture fait demi-tour. Les flancs de la roche qui bordent le village, tandis que les ombres de la fin de journée s’agrandissent, commencent à figurer deux ailes gigantesques autour des lycéens. C’est comme si elles protégeaient le hameau.
Les trois silhouettes longent les rails du ti-train.
« Pourquoi tu ne nous as pas dit plus tôt qu’on devait t’accompagner à un anniversaire ? On aurait acheté des cadeaux. Ça me gêne, moi, de venir les mains vides.
- Pas besoin de cadeau, Sigismond. Il y a tout ce qui faut dans mon sac, lui répond Toilianti. Le grand garçon marque sa surprise.
- C’est par là, l’anniversaire ? », hésite le troisième ado, le genre de garçon qu’on ne remarque pas. Un air perpétuellement surpris flotte à la surface de son visage, comme si la vie même n’avait de cesse d’être étonnante, et en même temps il a l’air de s’y faire, de se faire à tout, un « Bon ben d’accord » errant sur ses lèvres. Lukas est un moun dousman-dousman, intello de service, toujours enrhumé, mouchoir à la main, appelé « l’hommelette » en sport parce qu’il finit toujours dernier, mais d’humeur égale, personne ne l’a jamais vu fâché.
Les trois copains passent le bâtiment du lazaret, à main gauche. Ils s’approchent de la montagne.
« C’est quand même vrai, rigole Sigismond, où il est ton anniversaire ?
- Ben là !
- Où çà ?
- Là devant toi !, dit Toilianti.
Le garçon objecte : -Il n’y a que la roche là ! »

(Suite au numéro du prochain mardi)


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus