L’école de la nuit (6)

La Grande Chaloupe

26 août 2014, par Jean-Baptiste Kiya

Tous trois fixent une forme fluorescente, bleutée et flottante, en hauteur ; ça a une forme arrondie.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?...
- Un œil de cyclope, peut-être…
- L’ombre d’un œil de cyclope… »
Dans cette obscurité, c’est comme s’ils étaient observés brusquement par cette chose, comme si c’était vivant.
« Le vent s’engouffre par là. Écoutez... C’est ça qui fait ce bruit.
- L’autre bruit derrière, c’est le passage des voitures sur la quatre voies, dit Toilianti.
- Une bouche d’aération... Libre à vous de poursuivre, mes amis. Moi, je vais escalader, passer par ce trou et redescendre de l’autre côté. Je rentre à La Possession par l’extérieur. » On sent dans le timbre de sa voix que Sigismond sourit. « Sitôt que je passe de l’autre côté, je vous envoie la lampe, o.k.? C’est voté ; amusez-vous bien. »

Sans que les autres aient pu dire quoi que ce soit, il fixe la lampe à sa ceinture, faisceau tourné vers le haut de sorte à éclairer la paroi et à en accentuer les reliefs. Il commence à chercher ses prises, ce qui n’est pas trop difficile compte tenu de la façon dont a été percé le tunnel. Il monte par à coups. Toilianti est muette, peut-être est-elle furieuse, ou dubitative – ou hésite-t-elle entre ces deux sentiments. Lukas distingue une forme noire, là-haut, qui remue ; il tente de dire quelque chose.
Sigismond lui répond par un signe de tête signifiant qu’aucune discussion n’est possible, que cela ne le fera pas revenir. Et il monte avec aisance. Il s’arrête à mi-hauteur pour grogner :
« Ah, c’est pas vrai !
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Des toiles d’araignée partout. Je déteste ça !… C’est le bouquet, il ne manquait plus que ça… »
La voix de Lukas lui parvient : « Tu vas te trimballer des araignées dans les cheveux, le film d’horreur.
- Oh, ça va ! N’insiste pas !... », ahane-t-il en montant.
- C’est toi qui a voulu passer en premier, Sigismond ! », tacle la jeune fille.

Prise après prise, d’une main toujours plus haute, le garçon s’élève et se rapproche de la sortie. Il est d’autant plus sûr de son geste, qu’il déteste le noir hasardeux du tunnel. Là, il peut se rattacher à quelque chose de solide, de certain. Mais voilà que le tout se brouille, menace, c’est violent, rapide. Au-dessus de sa tête, un bruit de froissement, amplifié par l’écho et l’obscurité, quelque chose qui s’agrippe à ses cheveux. Il s’est recroquevillé d’un coup sur la paroi, son pied ripe, il lâche prise, chute dans le noir. Les autres entendent :
« …MERDE, FOUTOR… ! »

L’obscurité est totale. La lampe a heurté la roche dans le vacarme, la lumière a basculé, s’est décrochée de sa taille. Elle s’est éteinte d’un coup dans un rebond. Lukas et Toila ont entendu le bruit mat que fait une moque qui heurte un rocher.
Il n’y a plus que des éclats de voix, des bruissements de vêtements, des cailloux bousculés, une lutte dans le noir.
« MA LAMPE, OÙ ELLE EST ?
- Attends, on cherche…
- Tu t’es fait mal ?, fait la voix de la jeune fille.
- Putain, oui...
- Attends, je sors mon portable. »
Lukas tient son téléphone, la lumière est très pâle. Sigismond se regarde les coudes, des éraflures. Il se plaint : son Lacoste s’est déchiré.
Lukas tend la main vers Sigismond pour le relever.
« Eh, ça va !... Je ne suis pas handicapé, qu’est-ce que tu crois ?!... »
Il sent que c’est sa propre statue qui s’est effondrée avec lui, et c’est peut-être ça qui lui fait le plus mal.

Jean-Charles Angrand

(Suite au numéro de mardi)


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus