L’école de la nuit (8)

La Grande Chaloupe

9 septembre 2014, par Jean-Baptiste Kiya

« Heureusement que tu n’as qu’une seule fois 17 ans dans ta vie », soupire Sigismond.
Les trois ados se mettent à rire. Les garçons se mettent à chanter d’une voix hésitante « Bon Anniversaire, Toila. » Dans le noir du tunnel, ça résonne. L’effet d’écho à gauche comme à droite leur donne l’impression que leur voix ne leur appartient pas, qu’il y a du monde au loin. Toilianti réclame les serviettes en papier pour les mettre dans son sac et se lève. Avec un unique portable, ils poursuivent leur chemin un peu plus légers. Tous les sens sont éveillés : l’oreille guette, le nez aspire, la peau sent, les yeux se fatiguent à distinguer des formes connues. Puis, un courant d’air chaud leur parvient par bouffées, l’odeur du vent marin, des herbes humides. Inconsciemment, ils sourient. Se dessine tout au fond un point bleuté qui s’agrandit peu à peu qui devient gros comme une pièce, comme une lune. La conversation renaît, s’anime, des paroles joyeuses, encourageantes, fusent. « Ce n’était pas si terrible », « tu vois, on pouvait le faire » : Toilianti est fière d’avoir gagné son pari. « C’est un anniversaire dont on se souviendra longtemps. »

Mais les conversations s’arrêtent net. « C’est quoi ça encore ?... »
En travers de la sortie, une grosse silhouette se balance lentement de gauche à droite pour barrer le chemin.
« EH HO !..., crie Sigismond.
- IL Y A QUELQU’UN ? », renchérit Toilianti.
La grande ombre se découpe dans le ciel nocturne, et ne répond pas. Elle semble attendre et en même temps se dandiner davantage comme si elle faisait montre d’impatience. Les trois adolescents restent pétrifiés, ne sachant que faire.
« Ce n’est pas possible, balbutie Sigismond, on touche au but, et voilà qu’on nous barre le chemin…
- Non mais, vous pensez une seule fois qu’on va faire demi-tour ?, demande Lukas.
- Hors de question, dit Toilianti.
- Moi, je préfère rester assis jusqu’à ce qu’il s’en aille : il s’en ira bien, dit Sigismond.
- Oui, on fait comme ça…
- J’y vais avec la torche, dit Lukas. Et je vous dirai d’avancer.
- Fais bien attention ! », murmure Toila.
L’adolescent se baisse et ramasse des pierres qu’il met dans la poche.
« Lukas a raison, ajoute Sigismond, nous aussi on va prendre des pierres, si Lukas revient en courant, on pourra le repousser. »

Et c’est l’attente pour les deux adolescents, tandis que Lukas s’avance. Une ou deux longues minutes s’écoulent, Lukas s’approche prudemment. Il appelle : « EH VOUS ! SORTEZ DE LÀ ! » Et il se met à lancer des pierres qui se perdent dans le noir. L’ombre ne bouge pas, les bras écartés.
Dépité, le jeune homme s’avance, de plus en plus, jetant une ou deux pierres qui se perdent dans la nuit étoilée. Toilianti et Sigismond entendent des mots. Ils attendent, inquiets. Puis, du bout du tunnel, leur parvient une voix claire qui lance : « APPROCHEZ ! PAS DE DANGER, C’EST UN ARBRE MORT !... »
Sigismond et Toilianti soupirent, ils se prennent par la main et se mettent à courir vers la sortie du tunnel.

Les trois amis remontent la rue Paradis en riant de leur frayeur. « Eh, Sigi, c’est toi qui m’a dit que j’avais peur des fantômes ? », lance Lukas.
Sigismond garde le silence, il ne fait pas le fier. « Désolé… Je suis désolé. » Ses camarades sont étonnés de la réponse. Le garçon athlétique a fait une découverte capitale, dans le tunnel, qui l’a sonnée : il se sait lâche. Tout n’était pas aussi simple qu’il ne l’avait pensé. Depuis, il commence à se méfier de lui-même. Et cette idée même curieusement le rend plus fort. Par l’acceptation de sa faiblesse, il est plus fort, mais il ne le sait pas. « On n’a pas fait que traverser le tunnel, dit-il simplement, on s’est traversé soi-même ». Toilianti soulagée répète : « Nous avons réussi à passer le tunnel.
- À nous surpasser aussi.
- Passer 17 ans, c’est comme passer un tunnel », dit Sigismond.
Il a découvert que la peur fait aussi partie de la vie, de soi-même, de ses sentiments. Sans compter la peur de soi.

Sur le trottoir Sigismond salue ses amis et rentre de son côté. Il pense. Il n’est pas besoin de se mettre en avant, toujours. Être soi-même, cela suffit. Il l’a compris : à aucun moment, les autres n’avaient marché dans ses pas. Tous les trois, ils n’avaient pas marché sur le même chemin, ni dans la même direction. Pouvoir affronter la solitude est une grande chose aussi. Il se retourne vers ses camarades qui s’éloignent. Les deux silhouettes proches montent vers la résidence des Fleurs.
« Dis, Toila, demande Lukas, ton prénom… qu’est-ce qu’il veut dire en shimaorais ?
- Ça veut dire étoile.
- Je l’aurais parié », sourit le garçon.

Ils marchent côte à côte. Elle pose la tête sur son épaule. Elle apprécie enfin Lukas pour ce qu’il est vraiment, et non pas l’intello de service qui sait tout, ou celui qui est « marié avec son mouchoir »… Elle comprend qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences. Dans la vie, ce ne sont pas les plus forts qui l’emportent : il y a autre chose qu’on ne peut définir - autrement que par un mot frêle, et obscur comme un tunnel : la sincérité, ou peut-être la grâce.

À Madame Claude Nanquette,
Qui m’aida
À traverser le tunnel.


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