Les Hauts de Saint-Gilles

Le dossier (2)

9 août 2013

Incapable de voir le gouffre qui s’ouvre à ses pieds.

Début d’après-midi du 19 novembre. Il est à son bureau, il dit à sa secrétaire : « L’informaticien a lancé la mise à jour. Le scan réseau est parti, il n’y a plus rien à faire qu’à attendre lundi ; vous pouvez rentrer chez vous.

- Vous êtes sûr, Monsieur ? Il est tôt.

- Les heures ne vous seront pas décomptées. Bon week-end à vous et à votre famille ».

L’horloge murale marquait alors 14 heures 30. Rarement les bureaux administratifs fermaient à cette heure-là. Il rabattit le battant de la porte sur laquelle est apposée une pancarte au graphisme élégant qui indique : « Jean Dumay, responsable service comptabilité ». On pouvait dire alors qu’à 47 ans, il avait réussi sa vie. Rémunération confortable, épouse épanouie, de beaux enfants, longs week-ends à Maurice. Une chouette famille — c’est ce qu’il en disait. Il avait fallu d’un petit incident informatique, une réunion d’après-midi annulée, un accident d’emploi du temps pour que tout se déglingue. À quoi tient la vie !

Après avoir frappé par habitude et appelé son épouse sans réponse, il déverrouilla la porte de son domicile. Marie-Andrée était donc sortie, et les filles pas encore rentrées. Un salon vide, sobre et accueillant. Le soleil encore élevé au-dessus de l’horizon d’une dureté d’acier se réverbérait, aveuglant, sur les dalles de la terrasse. Il posa son journal sur la table extérieure, partit à la recherche de ses anciennes lunettes de soleil, les nouvelles étant dans la voiture. Où les avait-il donc rangées ? Il alla dans la chambre, campa, réfléchit, ouvrit l’armoire à glace, jeta un œil vertical. Des vêtements empilés. Non.

Il vit un tiroir en bas, parfois on range tellement ses affaires qu’on ne les retrouve plus. Il hésita, cela faisait probablement longtemps qu’il ne l’avait pas ouvert. Il n’était pas impossible qu’il y eût laissé ses anciennes lunettes. Il l’ouvrit, jeta un œil, le referma, se ravisa, il y avait quelque chose d’inhabituel, il le rouvrit, comme s’il s’attendait à la disparition de ce qui s’y trouvait. Non, il y avait bien là un dossier, un épais dossier écarlate. Qu’est-ce que ça faisait là ? Une étiquette sur la couverture, des initiales inconnues. Il s’en saisit par curiosité, s’assit sur le lit, défit le cordon qui en tenait fermés les rabats, l’ouvrit, tourna les premières pages. D’abord il ne comprit pas, le dossier lui apparaissait comme l’objet d’un contrat dont les parties semblaient à chaque fois différentes. Déclarations, avocat, dommages, ça ne pouvait pas être un dossier traité, sa secrétaire ne l’aurait pas présenté de cette manière. Il y avait son nom pourtant çà et là. Il se mit à lire. Ça lui était totalement incompréhensible, on devait s’être trompé de personne. Il dut s’y remettre à deux ou trois reprises avant de commencer à en percer le sens. « Punaise… C’est pas possible… », laissa-t-il échapper. Il était question de lui. Il commençait à sentir une douleur lancinante dans le dos, il se laissa glisser sur le parquet, s’adossa au montant du lit, dossier sur ses genoux, yeux fixes.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Attestations sur l’honneur, témoignages de la famille, d’amis, de collègues. Il feuilletait. Attestation médicale : la déprime de sa fille aînée. Il lisait de biais les paragraphes, mauvais père abandonnant souvent le domicile conjugal. Il avait effectivement beaucoup de dossiers à traiter, des déplacements à faire pour constater l’avancée des travaux ; mais en même temps, il appelait du bureau, parfois depuis ses chantiers de nuit. Et puis il tomba sur d’autres feuillets : une relation putative, avec une ancienne secrétaire qu’il embrassait. Oui, il lui faisait la bise, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, il avait été invité à fêter son anniversaire, sa femme n’avait pas voulu y aller. Mais il ne se passait rien, rien du tout !

Quelques pages plus loin, il tombait sur des témoignages que jamais il n’aurait pu imaginer : ses propres enfants avaient déposé. Sa fille qui lui avait répondu parce qu’elle avait eu un mauvais bulletin avait reçu sa première gifle. Et ça se retournait contre lui. Maltraitance, dépression… La mère avait témoigné aussi. Il n’avait pas fait ça pour ça .

Sa respiration s’était accélérée, il sentait son cœur qui battait dans sa poitrine comme un roulèr. C’était incompréhensible, un couple qui fonctionnait bien, oh bien sûr avec quelques accrocs comme en ont tous les couples : mais la vie passe par-dessus, et soudain on affuble d’oripeaux de misère toute cette existence.

Tandis qu’il parcourait des feuillets, son attention fut attirée par un bruit qui venait du couloir : en une fraction de seconde, il reconnut le cliquetis de la clef qui s’insère et fait jouer le mécanisme de la serrure de la porte d’entrée.

(Suite au numéro de mardi)

Jean-Charles Angrand


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus