Les Hauts de Saint-Gilles

Le dossier (3)

13 août 2013

Ce devait être sa femme. Il se retrouvait dans une position gênante. Honteux, il ferma le dossier, le remit à la hâte dans le tiroir, referma le battant au miroir. Il eut le temps, un instant, d’y apercevoir son visage, il eut peine à se reconnaître, ses traits étaient défaits, ses yeux perdus, il esquissa mécaniquement un sourire, le reflet lui renvoya une grimace plus pitoyable encore. Premières pages : règlement avocat, 2 mille 500 euros. Intitulé : “Divorce pour faute”.

Une voix flûtée dans le couloir lui parvint : « C’est toi, chéri ?

- Oui, c’est moi ». Le timbre de sa voix qu’il ne reconnut pas était blanc.

« Ben, tu es rentré tôt ! Où tu es ?

- Ici, dans la chambre, je cherchais mes lunettes noires, je ne les ai pas trouvées ».

Alors qu’il s’apprêtait à sortir, Marie-Andrée entra, elle l’embrassa, le regarda, elle avait l’air étonné. Elle dit :

« Ça n’a pas l’air d’aller…

- Beaucoup de travail en ce moment ».

Elle ne releva pas l’incohérence : « Je t’ai toujours dit qu’il fallait lever le pied. Un jour, tu vas finir par tomber malade… Viens m’aider à décharger les courses ».

Ils descendirent au 4X4 qui fut bientôt vidé de ses sacs. Sans ses lunettes, Jean s’installa sur la véranda, saisit son journal. Malgré ses efforts, il ne put lire. Il restait sur la première page du “JIR”. Il relisait les premières lignes d’un article sans intérêt. Il n’arrivait pas à la cinquième ligne. Il aurait eu de la peine à dire de quoi il s’agissait, si quelqu’un le lui avait demandé. Repassaient les documents, les mots durs, des noms. Il resta peut-être vingt minutes ainsi absorbé, quand sa fille aînée rentra du collège. Elle vint l’embrasser : « Bonjour, papa ». Il la regarda attentivement, elle n’avait l’air de rien. Mais lui, déjà, était un homme différent : elle aurait pu le gifler, il n’aurait rien dit.

Le soir, son épouse lui fit le reproche de ne pas avoir touché son assiette. Ses enfants le regardaient, il les voyait comme des étrangers.

Avant de se coucher, dans la salle de bain, Jean essaya de se tourner vers sa femme :

« Dis-moi…

- Oui, chéri ? ».

Elle le regardait d’un tel air de surprise qu’il fit :

« Non… rien.

- Tu es bizarre, ce soir », reprit-elle en se pommadant. Il n’avait pas eu le courage de lui parler. Il se demandait d’ailleurs comment il pouvait lui en parler : si tout cela n’avait pas été un rêve, alors qu’est-ce que c’était ? Il anticipait sans doute les scrupules à ouvrir les vannes du ressentiment qui une fois béantes ne pourraient plus se refermer.

Allongé dans le lit, il passa son temps à contempler son insomnie. Des mots, des images, des documents circulaient en lui comme sur un circuit les voitures de course. « Arrête de remuer comme ça, tu m’empêches de dormir !

- Excuse-moi… ». Il se leva.

Dans la cuisine, il se demandait, écœuré et ironique, si le reproche allait être versé en supplément au dossier.

Il ouvrit un placard où s’alignaient les bouteilles de rhum arrangé. Il allongea le bras, se dit que c’était peut-être là le meilleur moyen d’oublier ou de tuer le temps. Il se servit, perçut l’aigre fraîcheur de l’alcool lui descendre dans la gorge. Un goût de citron et de letchis, cela lui rappela un bar parisien un soir d’hiver. Descendu à Paris pour un colloque, il se retrouvait à manger seul le soir dans un bistrot. Non loin de la table, un type taciturne. Un prof, un gestionnaire, quelque chose comme ça. Il avait sorti une chose qui l’avait fait rire. « La moitié de la population ment, l’autre s’arrange… ». Sur la rigolade, ils avaient entamé la conversation. L’autre sentait l’alcool. Cela tourna au soliloque, il s’épanchait sur son divorce, les disputes avec sa femme. Tout le temps, elle le cherchait. Dans le huis clos de la voiture, c’était insupportable. Se disputant à propos de leur enfant, elle lui avait asséné une gifle, il la lui avait rendue ; les gifles firent place aux coups de poing. Au moment où il mit son manteau pour quitter l’appartement, sa femme vint avec leur nourrisson calé sur le bras pour lui envoyer son poing gauche alors qu’elle était droitière ! Quand il lui rendit la monnaie de sa pièce, elle avait surélevé l’enfant pour parer le coup, s’en servant comme d’un bouclier. « Contusion sur le lobe temporal gauche, le médecin l’a attesté », l’alcoolique montrait de l’index l’endroit. « Violences conjugales », « violent d’habitude », « divorce pour faute ». Le juge avait tranché. Elle l’avait eue sa pension alimentaire, elle vivait de temps à autre avec des gars qui lui avaient donné d’autres gosses, si bien qu’elle bénéficiait de l’allocation mère célibataire et autres pensions alimentaires. Depuis, il buvait : « Violent, non ; alcoolique, oui ! », cria-t-il. L’ivresse le faisait jurer de temps à autre d’un « Putain ! » assez fort pour que tout le monde entende. Jean était autant gêné par l’étalage de cette intimité que par l’ivresse expansive dont il faisait montre. Il inventa une excuse, lui payer un verre, pour lui fausser compagnie. « Eh, j’ai pas terminé ! », lança l’ivrogne… « Mais est-ce que ça allait une fois se terminer ? », pensa Jean en se faufilant.

Voulait-il devenir cet épouvantail de bar qu’il avait fui ? Condamné à l’alcool, l’alcool pour remplacer la vérité ?… Il se leva, versa le restant du verre dans l’évier. « Ce sont les autres qui boiront, moi je trinque ».

(Suite au numéro de vendredi)

Jean-Charles Angrand


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