Les Hauts de Saint-Gilles

Le dossier (5)

20 août 2013

« Ah bon, désolé ?... comment ça, désolé ? c’est tout ce que tu trouves à me dire ? ». Elle le fixait. Il eut l’impression qu’elle ne s’adressait pas à lui.

Il prit les clés de la voiture, descendit au garage, alluma le moteur, prit les petites routes serpentines qui font face au soleil et qui dévalent les pentes jusqu’au littoral. Il longea la côte.

Le panorama était immense. Les vagues incessantes brisaient leur élan sur le front de corail. Quelque oiseau des mers disparaissait derrière les crêtes bouillantes pour resurgir plus loin, pointillés blancs. Il pensait. N’avait-il pas entrevu dans le dossier une lettre que sa propre mère lui avait envoyée et qui disait du mal de son épouse. Il avait cru l’avoir jetée. Ses parents n’aimaient pas Marie-Andrée, mais ça datait presque d’il y a 15 ans ! Sa famille était-elle en train de faire cause commune avec son épouse, ouvertement cette fois, pour faire avancer le divorce ? Tout le monde manipulait tout le monde... Fallait-il continuer à faire semblant, ou aller de l’avant et lancer soi-même une procédure ? Mais au nom de quoi ? Il n’avait aucun élément concret, absolument aucun, pour demander le divorce.

De la barre d’écume s’envolaient les embruns.

Faire semblant de rien, attendre. Mais comment peut-on faire semblant, toujours, et chez soi, là où on devrait être le plus proche de ce que l’on est intimement ?

Flottaient dans les aléas de sa conscience des hypothèses. Quitter tout du jour au lendemain, parce qu’en fin de compte, c’était ce qu’il y avait de mieux. Arrêter la comédie : se payer le luxe d’être soi-même. Retirer du liquide à la banque, se refaire une vie au Brésil, à Mada, en Chine… Abandon de domicile conjugal , il aurait tout faux. C’était abandonner son honneur ; faire croire que son épouse avait raison ? Il ne restait plus qu’à résister, à dire la vérité.

Face à l’immensité de la mer, il se dit :

Je me perds.

Je ne sais pas où je vais.

Je suis seul. Je le suis depuis longtemps, mais je ne le savais pas.

C’est le fait de le savoir qui m’a perdu.

Il pensait encore :

Je n’arrive pas à sentir les gens, à dépasser leurs formes, je n’arrive pas à voir le cœur des personnes qui me sont proches. C’est plus qu’un défaut, c’est un handicap. C’est comme si j’étais aveugle de l’intérieur. Ce sont mes propres yeux qui me trompent. Il faudrait les crever comme Oedipe l’a fait : celui-là même qui sut déchiffrer l’énigme du Sphinx, mais qui demeura incapable de déchiffrer sa propre énigme. Se crever les yeux, parce qu’il faut davantage que de voir le monde, il faut le sentir, parce que si on ne voit rien, rien ne sert d’avoir des yeux… à cause des arbres qui masquent la forêt, à cause des yeux qui sont voilés et qui ne voient rien, qui ne se voient qu’en eux-mêmes perpétuellement figés…

Jean-Charles Angrand

« La désillusion est l’hommage que la lucidité rend à l’imagination » (S. Tesson).

Contact association de défense des pères à La Réunion :

[email protected]

Pointant du doigt l’impéritie de la justice française,

à mes enfants.


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